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Douze mètres cubes de littérature

Extrait :


PLAVNIK



De mon enfance avec les rêves me revient un souvenir aigre-doux qui fait pleurer mes yeux d’étrange façon. Du droit s’écoulent des larmes amères, solennelles, qui laissent une saveur acide sur le bout de ma langue ; du gauche, ce sont des gouttes hilares, au débit spasmodique, épicées lorsqu’elles se hasardent à cascader jusqu’à mes lèvres. Et c’est chaque fois l’image de la Tante en Biais qui les suscite. La pauvre Tante en Biais.

Il y avait chez nous, dans les années soixante, une dame vaguement parente par le jeu alambiqué d’alliances ancestrales, que nous employions pour deux sous à de menus travaux ménagers. La vieille fille était sèche comme du bois mort, et elle devait à la vie d’avoir poussé tordue. Son épaule gauche dépassait la droite d’une bonne demi tête.
Il y avait aussi Plavnik, mon compagnon, qui ne mesurait guère plus qu’un pouce d’enfant et que j’étais seul à voir. Plavnik était fort comme un boeuf, il se faisait un devoir moral de venir à mon aide sitôt que les forces me manquaient. La famille tolérait son existence et – je dois aujourd’hui reconnaître que c’était par respect pour mon âge – demandait régulièrement de ses nouvelles, d’un ton faussement sérieux que je prenais pour argent comptant. De tous les adultes qui m’environnaient, la Tante en Biais affichait seule une profonde hostilité à son égard. Et lui s’en plaignait à moi, tout bas, terrifié à l’idée que je puisse un jour prendre parti contre lui. Je le rassurais par de grands sermons, et souvent, prétextant une faiblesse, je l’appelais à mon secours pour qu’il se sente utile.

Le mercredi, les parents partaient toute la journée ; je restais à la maison avec ma petite soeur, encore au berceau. Le grand frère, qui avait la tête folle et cassait tout ce qu’il tenait dans ses mains, maraudait en ville avec ses camarades. C’était la Tante en Biais qui nous gardait. Je n’ai jamais su dans quelles circonstances son infirmité s’était développée, mais il me semble que son animosité envers Plavnik en résultait. Pourquoi ? Ça non plus, je ne l’ai jamais su. Je l’ai juste ressenti, intimement. Il arrivait, durant ces mercredis, que la tante restât des heures à m’observer, pour intervenir si d’aventure je faisais mine de m’adresser à Plavnik. Elle en négligeait même la petite soeur qui devait pleurer deux fois plus fort pour que la Tante en Biais, m’adressant une oeillade menaçante, m’enjoigne de la suivre jusqu’au berceau afin de pouvoir me surveiller.

Je n’ai jamais parlé de cela aux parents. Ni au grand frère, car j’avais une sainte peur qu’il lui vienne à l’esprit d’emporter Plavnik avec lui les mercredis. Le grand frère avait un coeur large, mais il était maladroit, et Plavnik, dont les muscles étaient capables de prouesses encore plus remarquables – eu égard à sa taille – que celles d’une fourmi, était malgré tout bien fragile.

La Tante en Biais émouvait mon compagnon, car il était plus âgé que moi et n’avait pas la rancune tenace. Il s’était mis en tête d’entreprendre quelque chose pour elle. Il avait même élaboré un plan qu’il me confia sitôt qu’il fut achevé. Durant toute une semaine, nous en répétâmes une à une les moindres étapes. M’apercevant si appliqué dans mes exercices, les parents arboraient un large sourire. Le mercredi venu, la Tante en Biais prit sa place au milieu du salon, assise sur un vieux fauteuil pour tricoter, gardant un oeil posé sur moi. En attendant le signal, je commençai de disposer mes cubes multicolores sur le tapis, simulant le début d’une grande partie de massacre. Plavnik tapota le bout de mon soulier pour m’indiquer que je pouvais entrer en scène. Et tandis que j’imitais à voix basse une conversation avec lui, mon compagnon, tel un éclaireur indien, se frayait en silence un passage entre les cubes. Furieuse, la tante m’enjoignit de me taire. Lorgnant du côté de Plavnik, je vérifiai qu’il était idéalement placé, amarré par les jambes au pied du fauteuil. Alors, le coeur battant, je repris mes simagrées, de manière à provoquer chez la tante un accès de colère. Elle se leva d’un bond, projetant dans les airs sa silhouette déséquilibrée, gesticula un instant comme pour retrouver de la stabilité, puis s’élança vers moi en criant. Rapide comme l’éclair, Plavnik empoigna le talon de sa chaussure gauche, qu’il retint fermement de ses deux bras tandis que ses jambes demeuraient rivées au fauteuil, si bien que la tante se figea, la jambe gauche en arrière, le buste penché vers moi en appui sur sa jambe droite. C’était selon Plavnik la position idoine pour effectuer l’opération. Mais il fallait opérer vite. Il tira d’un coup sec sur le membre gauche de la tante, afin de transmettre la secousse au haut du corps et dégripper ainsi son trapèze. L’ébranlement fut tel que l’ossature des épaules se débloqua, la droite flotta un instant, puis fut emportée beaucoup plus haut que prévu, inversant de ce fait le centre de gravité du corps tout entier. Plavnik laissa filer. La pauvre femme reprit appui sur ses deux jambes, et l’horreur nous saisit : la Tante en Biais penchait à gauche.

Je ne me souviens plus vraiment de la réaction des autres. Je sais que la tante demeura prostrée plusieurs semaines dans son appartement, où nous devions lui apporter des soupes. Puis elle apprivoisa ses nouveaux repères et retrouva sa place auprès de nous. À l’époque, j’étais très préoccupé par l’état de Plavnik, qui prenait tout sur lui : sa force ne lui obéissait plus comme avant. Une telle erreur de dosage avait de quoi être préoccupante. J’eus beau lui promettre de reconduire l’expérience dès que la tante serait remise, en testant un nouveau réglage, Plavnik avait perdu confiance en lui.

De cet instant-là il vieillit. Et les forces nouvelles que je prenais chaque jour accroissaient son sentiment d’inutilité. Il n’était pas dupe des efforts que je faisais pour feindre d’avoir besoin de son aide. Tandis que je prenais de la hauteur et du volume, Plavnik, lui, se ratatinait. Il ne mit bientôt plus les pieds hors de la chambre, demeura prostré dans un coin de mon pupitre. Je ne sais plus quand j’ai pris conscience de sa totale disparition, ni même si disparition il y a eu. Le fait est que Plavnik était devenu tellement petit que je ne pus bientôt plus rien distinguer de lui. S’il est encore en vie, je suppose qu’il doit poursuivre son chemin vers l’infiniment petit. Ce qui est sûr, c’est qu’il a dû dépasser en petitesse la taille de l’électron. Peut-être même a-t-il atteint celle du quark. Je ne sais pas si on peut devenir beaucoup plus petit qu’un quark, mais si tel est le cas, je souhaite à Plavnik d’y parvenir un jour.




(Nouvelle extraite du recueil : "Douze mètres cubes de littérature", éd. du Rocher 2003
Première publication : NRF n°548, éd. Gallimard 1999)

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