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04/03/2005

Un clown s'est échappé du cirque

« Un clown s’est échappé du cirque »
Eric FAYE
nouvelles,
éd. José Corti,
208 p. , 16, 50 euros


Décidément j’ai de la chance en ce moment ! Trois lectures, trois coups de cœur (cf. chroniques précédentes sur Nuel et Châteaureynaud). Le dernier recueil d’Eric Faye, qui sort aujourd’hui en librairies, tient ses promesses. En reprenant ses thèmes et ses ambiances de prédilection, Eric Faye traite d’une manière très personnelle ce sujet devenu un classique de la littérature contemporaine : l’enfer capitaliste.
On a plaisir à retrouver ces longues phrases qui vous prennent tranquillement par la main, et vous endormiraient peut-être bien si un chuchotis très léger, une inflexion minuscule – adverbe inattendu ou adjectif incongru ? – ne soufflait juste pour nous : "Quelque chose est en train de se passer, là, sur la page". Vous poursuivez, intrigué mais sur vos gardes, vous tirez le fil de ce récit qui, imperturbablement, déroule devant vos yeux une histoire à peine fantastique, faite de décalages imperceptibles, dans un monde qui serait le vôtre s’il ne tenait pas tout entier au fond d’un livre.
Dans cet univers où le capitalisme est devenu roi, les journées de labeur se ressemblent. Les couples se croisent en coup de vent, on abandonne des messages sur la table de la cuisine, la vie s’enfuit par le trou d’un sablier en laissant sur le verre des regrets tenaces. Avec Ivan Biély, dans la nouvelle Russie de « Kompétitivnoïé », vous assistez au massacre de ces hordes de communistes, chassés dans les bois, abattus puis dépecés comme des bêtes sauvages, et dont les têtes empaillées, sales, hirsutes, effrayantes, sont exibées dans les rues pour impressionner la population. Dans « Le destin de Monsieur-tout-le-monde », vous faites un bout de chemin avec celui qu’ont élu les téléspectateurs d’un jeu télévisé (le « Vulgum pecus d’or ») ; parce qu’il représente la masse à lui tout seul celui-ci deviendra le mètre étalon des campagnes de marketing. Dans « La partie d’échecs », un travailleur de nuit ne peut plus voir sa femme, qui travaille le jour, et il en vient à se demander si elle habite toujours avec lui... Dans « Une anthologie des chefs d’œuvre tués dans l’œuf » on offre à des écrivains, durant cinq mois, la possibilité d’écrire sans se plier aux impératifs du commerce. Cadeau empoisonné qui très vite devient un supplice de tantale puisqu’éphémère. Les héros de ces nouvelles, quoique totalement adaptés à leur monde, traînent derrière eux un boulet : la mémoire fossile d’une vie meilleure. Rien ni personne ne peut changer ce monde… sauf peut-être l’avenir, l’usure du système, et la rebellion. Car le rêve existe toujours. En témoignent les efforts dérisoires des héros de ces nouvelles pour s'extraire de leur condition. Ce clown prisonnier d’un cirque parce qu’on juge dangereux le rire en liberté, prend l’initiative de s’enfuir au risque d’être recherché par toutes les polices du pays. En témoigne aussi la note d’espoir qu’apporte la Pytie, dans « Le secrétaire d’état », en prédisant le déclin de l’Empire Américain…
Evidemment, il faut accepter d’entrer dans le jeu. Car l'auteur joue, à prendre au pied de la lettre certaines situations qui n’existaient que sous la forme d’expressions, de représentations figées. La société capitaliste imaginée par Eric Faye est caricaturale. A dessein. Moins dans l’idée de mettre en garde (cela, une infinité d’artistes l’ont déjà fait) que dans celle d’imaginer des failles, à l’intérieur desquelles il serait encore possible, au moins pour quelques instants, de disparaître. Disparaître. Sortir du système, quitter le bruit obsédant du quotidien, arrêter le temps pendant quelques instants pour tenter de se retrouver. Thème récurrent et sans cesse renouvelé dans l’oeuvre d’Eric Faye, qui avouait l’année dernière dans une interview pour le magazine « Le Matricule des anges » son plus grand plaisir de gamin : être malade pour ne pas aller à l’école. Pour que le temps s’arrête un peu, pour que la routine s’interrompe un moment.

21:25 Publié dans Livre | Lien permanent