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15/03/2005

Le maître de Cardin

(nouvelle publiée dans la revue Nouvelle Donne n°34, novembre 2003)

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À Beaujeu, le plus douloureux finalement c’était ces couchers de soleil sur la ligne barbelée de l’Azergue. Parce qu’ils traînaient derrière eux une ombre aux contours embrasés, une odeur d’incendie mal éteint qui nous empoignait à la gorge et nous faisait regretter d’être venus au monde.
Après, même si les choses adoptaient une tournure salement concrète, on peut dire que le plus dur était passé. Tout ça, finalement, ça restait du physique. Ça n’atteignait pas le dixième de l’horreur qui se déployait dans nos têtes au crépuscule. On avait l’impression qu’avec le soleil, notre souffle, notre vigueur, notre vie pleine et juteuse prenait le large. On n’était jamais sûrs que ça nous revienne le lendemain. Aussi bien, la montagne garderait le tout sans dire merci et elle demeurerait noire, lourde et noire sur l’horizon comme un cauchemar.

Cardin n’était pas un sauvage durant la journée. Il nous laissait blaguer ; il savait qu’au bout du compte les vendanges produiraient leur comptant de liquide, de pépins et de moût, et aussi qu’un bon vendangeur ne gâche rien à agiter un peu sa langue au-dessus des grappes.
Mais il craignait la nuit, comme nous. Une crainte qui remontait du fond des âges, et qui nous tenait tous. C’est à ce moment là, quand le soleil basculait, et avec lui tout le plissement fauve des Coteaux, c’est à ce moment précis que la pupille de Cardin devenait mauvaise. Pas vraiment méchante, pas vraiment cruelle, mais mauvaise, ça oui !
En définitive, les traces durent ce qu’elles durent. Elles sont de profondeur variable et certains réussissent à les effacer. On apprend de la vie chaque jour, dans un ordre aléatoire, puis, au bout du compte on s’en va toujours sans laisser d’adresse et la vie n’a plus aucun moyen de nous contacter pour finir le travail. Voilà pourquoi nul ne peut tout connaître. Voilà pourquoi certains apprennent à oublier plus tôt que les autres. C’est aussi bête qu’un bonsoir, juste le temps qui nous joue des tours. Ainsi, ceux qui la nuit venue pâtissaient le plus des colères de Cardin – je pense au grand Fabron, ou à Edgar Lézard – , ceux-là sont tout à fait capables d’avoir oublié les corvées, les coups et les séances particulières sur sa couche.
La nuit faisait de cet homme une bête traquée, une brute. Celui qui nous autorisait à nous la couler presque douce en journée devenait un commandeur impitoyable. Et il ne s’estimait jamais satisfait, le monde entier lui manquait en permanence. Il lui fallait son manteau, et sans discutailler ! Sa canne en roseau, pour le cas où l’un d’entre nous s’aviserait de lui jeter un mauvais regard ! Un cruchon de Savagnin, plein à ras bord et dans les deux minutes, sous peine de passer un sale quart d’heure ! Vérifier, encore et encore, si la porte de la grange était bien fermée, à cause des rats ! Sous le plus commun prétexte, était-ce lenteur à réagir ou mauvaise grâce à s’exécuter, Cardin se livrait sur nos jeunes corps à d’ignobles sévices. Il nous pinçait la peau du ventre jusqu’à ce que nos hurlements se tarissent. Entre son pouce et son index la chemise se tâchait de sang mais Cardin ne desserrait pas l’étreinte. Ne restaient devant ses yeux fous que de jeunes corps tordus, au visage livide, et dont la bouche laissait échapper des clapements de canards muets.
Cardin était l’Ogre du Beaujolais. L’Immortel. Celui qui terrorisait nos ancêtres et les ancêtres de nos ancêtres. Il avait gravé une trace de feu dans les mémoires, prélevant sur chaque génération sa part de chair fraîche.
Cardin n’était qu’un pauvre gône de Perrache, un malheureux comme nous que le vent avait charrié le long de berges de la Saône, pour l’échouer ici, la tête en morceaux.
Cardin était le véritable seigneur de Beaujeu, évincé du partage, qui se morfondait à faire trimer des mômes sales et malpolis pour le compte des propriétaires.
Les histoires tournaient de bouche en bouche, gagnant en vigueur, en mystère ou en cruauté à chaque veillée. On colportait, on amplifiait, on remodelait. Ainsi prenait corps la légende du pays beaujolais. Cette légende entretenue par d’autres avant notre arrivée dans le domaine, et qui était parvenue jusqu’à nous sans se donner la peine de souffler fort, tant il est vrai que nos oreilles savaient tirer matière à épopée du moindre vent qui passe. Aussi bien, on se disait depuis nos pénates, cette histoire d’Ogre en Beaujolais, cette histoire de seigneur déchu, ce n’était peut-être rien, vraiment rien du tout. Mais à penser Beaujeu, nous, qui à Monsols, qui à Villefranche, qui à Châtillon, on faisait la grimace. On ne disposait d’aucun fait précis, ni témoignage direct ni preuves ; on savait juste que ça sentait mauvais. C’est sûrement pour ça, que voulez-vous, qu’on a tous rappliqué. Si ça se trouve, on répondait quand les gens s’étonnaient de nous voir venir jusque là, les grappes de Beaujeu nous ont cligné de l’oeil plus gracieusement que les autres !
Au vrai, on n’avait guère le choix du métier. Il fallait remplir vite et chaque jour notre ventre. Et à tant vivre dans la rue on avait appris à ne compter que sur nous-même. Nous étions à l’âge où les os poussent dans tous les sens, comme s’ils voulaient trouer la peau qui les couvre, histoire de montrer un peu leur frimousse au bleu du ciel. Certains décalages de la nature se corrigeaient, des tendances s’inversaient dans nos corps : ceux qui avaient jusque là mangé la soupe sur la tête des autres en étaient parfois réduits, l’espace de quelques mois, à tutoyer des poitrines musculeuses rechignant à se laisser manier plus avant. Nos visages d’anges prenaient des proportions nouvelles : nos sourcils devenaient broussailleux, nos joues se creusaient, nos nez s’allongeaient de concert avec nos mentons, et par dessus tout ça la peau de nos joues se couvrait d’un sale petit duvet gris. Nous n’étions pas beaux, ça non !

Le petit blond est venu début novembre. Le soleil chauffait comme en plein été ; on avait repris l’habitude de dormir à la belle étoile, pas fâchés d’abandonner pour un temps notre grange infestée de rats. On l’a aperçu tout de suite parce qu’il avançait à contre-jour, sa silhouette se détachait nettement sur l’horizon des vignes. Il a marché droit vers nous, en plein milieu des ceps. Quand il est arrivé tout près, il a failli sourire. Au dernier moment il s’est ravisé. Il avait de l’instinct ; il a compris instantanément qu’on lui rendrait pas son sourire. On lui voulait pas le mal, ça nous ferait même de la distraction d’être un de plus, mais il avait commis une erreur en marchant au plein mitan du champ. Nous, on voulait surtout pas que Cardin nous croie de son côté.
Cardin n’a rien dit. Il a juste fait bonjour case toi dans le champs avec les autres je vais te montrer la besogne. Ça nous a un peu sciés parce que, même si les instincts de Cardin restaient tranquilles en journée, on ne l’avait jamais vu si miel. D’autant que les vendanges étaient finies ; l’entretien du domaine ne nécessitait pas de main d’oeuvre supplémentaire.
Le soir, au campement, on a touillé les braises jusque tard. Le petit blond avait l’air endormi, pelotonné dans son sac à l’écart du foyer.
“Ça sent la racaille de La Mûre. A plein nez ! Visez un peu cette rondeur de la tête, cet oeil bovin !”
Edgar Lézard sifflait en chuchotant. Régulièrement, l’un d’entre nous devait lui faire signe de siffler moins fort, pour les oreilles du petit blond, et pour les nôtres...
“J’en mettrais mon bout à couper que c’est un de La Mûre. V’là que les mange-bouses descendent becqueter avec nous maintenant !”
Les langues s’échauffaient à supputer ; il nous fallait les arroser copieux pour qu’elles repartent.
“Un gône de la Croix Rousse, à tous les coups !” C’était Fabron qui parlait, un grand échalas dont les membres dégingandés s’entortillaient dans les ceps, et qui n’était jamais le dernier pour cracher du fiel.
“Va pas s’en tirer comme ça, ce matefesse, je vous le promets.”
Là-dessus, il a vidé son cruchon et s’est allongé dans l’herbe, paré pour un tête-à-tête avec les étoiles. On connaissait les promesses de Fabron. Dans sa bouche certains mots étaient à prendre à reculons. Pas plus que nous il ne toucherait un seul cheveu de la tête blonde.
Il y en avait pourtant des vicieux, parmi nous. Des acharnés du bizutage, capables de se défouler sur les nouveaux après les séances avec Cardin. Moi-même, il me faut le reconnaître, je pouvais me comporter comme un parfait chacal, et que le nouveau fût plus petit que nous, ça n’aurait rien changé à son affaire. Pourtant ce petit blond là, avec son regard en plein dans l’axe, nous désarmait complètement. Il lui suffisait de lever les yeux pour que les bras nous en tombent. Nous nous retrouvions encombrés de notre carcasse, à ne plus savoir qu’en faire.
Le plus flagrant, c’est que Cardin lui-même n’a pas touché au nouveau. S’il demeurait inchangé au plein du jour, distribuant ses consignes avec son habituelle économie de mots et de gestes, il a très nettement modifié son comportement après la tombée de la nuit. Son oeil était toujours mauvais, et on sentait remuer les nerfs juste sous la peau de la bête, prêts à jaillir en étincelles au moindre prétexte. Mais en présence du petit blond, il ne bronchait pas, détournait la tête lorsque l’autre le regardait en face. Même – ça nous a fait tiquer, et pas qu’un peu, dès qu’on s’en est aperçus – si le nouveau se ramenait au moment où ça tournait au vinaigre pour nous autres, Cardin baissait les yeux, sa poitrine s’apaisait, et il n’astiquait personne.
On avait du mal à se l’avouer, mais on préférait nettement que le petit blond reste dans les parages après le crépuscule. D’ailleurs, le soir où on l’a expédié à la ferme pour pêcher de quoi organiser un casse-dalle – à tour de rôle, l’un d’entre nous s’y collait et on ne voyait pas encore pourquoi le petit blond devait être dispensé de la corvée – , Cardin s’est empressé de trouver des prétextes pour nous bastonner. Malgré ces quelques temps d’abstinence, il avait encore la main leste. Il avait déjà désigné Fabron pour le suivre dans sa piaule. Le grand dadet serait encore passé à la casserole ce soir-là si dans la cour, près du portail, on n’avait entendu crisser le gravier. Le petit revenait avec les bidons de lait, le lard et les oeufs. En arrivant au campement, il a compris tout de suite la situation. Ça, pour avoir de l’instinct ! Cardin s’est mis à trembler. Il a baissé les yeux, et ils se sont tellement agrandis à lorgner le bout de ses chaussures qu’on a eu peur de les voir tomber dans le feu. Lorsqu’il a relevé la tête, aussi penaud qu’un chenapan pris en faute, l’autre le tenait, avec son regard droit planté au plus profond de lui. On le voyait bien, c’était parti pour durer comme ça... peut-être la nuit entière. Cardin ne bougeait pas. Son coeur se calmait. On ne voyait plus remuer les nerfs sous sa peau. Il transpirait un peu. Et puis le petit a lâché. Cardin s’est éloigné. Avant qu’il ne disparaisse, on a cru entendre un mot. On n’était pas sûrs mais comme on s’est tous regardés avec l’air de tomber de haut, on n’a plus douté. Il avait dit : “Merci !”

Longtemps, on s’est demandé s’il fallait continuer à regarder la montagne comme un cauchemar. Les couchers de soleil nous angoissaient moins, c’est clair, mais il y avait quand même ces nerfs sous la peau de Cardin. Leurs mouvements, à certains endroits du visage ou des mains, évoquaient de sales choses. A présent que les soirées lui demeuraient interdites, il gardait son regard mauvais même en journée. On le sentait, Cardin n’allait pas tarder à réclamer sa ration de chair fraîche. Il ne valait mieux pas se retrouver seul face à lui trop loin du groupe. Il aurait été capable de nous renverser à l’ombre d’un cep, et de nous régler notre compte.
Ça pourra sembler bizarre qu’on n’ait pas songé à se carapater. Il y avait bien d’autres vignes, vous me direz, d’autres exploitations, d’autres chantiers en mal de main d’oeuvre. Mais voilà, des mômes tels que nous autres, avec l’hiver qui approchait, on regardait toujours à deux fois avant de se retrouver à la rue. Avec ça qu’il y aurait d’autres Cardin ailleurs, prêts à nous faire la fête. Les Cardin et consorts, nous, on avait toujours connu. On était du miel pour ce genre d’abeilles.
Finalement, c’est Edgar Lézard qui, par un matin brumeux de décembre, a failli rester sur le carreau. On l’a entendu siffler, quelque part dans le champ. Un seul coup brusquement interrompu. C’était difficile d’y voir clair parce que le soleil jouait à cache-cache avec le brouillard ; on était tantôt éblouis, tantôt plongés dans une purée de pois. Fabron, marchait en tête, plus inconscient que courageux. Il a entendu des bruits de lutte dans les feuilles, quelque part à l’avant. On a demandé au petit blond de passer, et on l’a suivi à bonne distance. On l’a même perdu de vue un instant derrière le brouillard. Quand on l’a rejoint, il était planté devant Cardin. On a remarqué que même assis, le dos voûté et la nuque baissée, Cardin était plus grand que le gamin. Edgar Lézard récupérait lentement ses couleurs, on entendait passer de l’air dans sa gorge, que l’autre avait dû salement lui rétrécir. Vingt secondes de plus et Edgar Lézard n’aurait plus jamais sifflé.
Sans dire un mot – on a seulement réalisé qu’on n’avait jamais entendu le son de sa voix – le petit blond a pris la main de Cardin, qui s’est levé d’un mouvement très fluide, et ils ont commencé à marcher en direction des montagnes. Le petit donnait le cap. Le grand suivait paisiblement, comme si la quiétude de l’univers entier venait de l’envahir. Bientôt, il n’y eut plus que leurs ombres aux confins des champs, dans les éclaboussures des derniers lambeaux de brouillard. Derrière nous le soleil pesait comme un fruit mur, allongeant ces deux ombres au pas tranquille qui rapidement ne formèrent qu’un seul point, tout contre la silhouette barbelée du massif.
A midi, on avait rassemblé notre paquetage. On a regardé une dernière fois vers l’Azergue, et on s’est envolés aux quatre vents.

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Roland Fuentès, septembre-octobre 2003

12:20 Publié dans Livre | Lien permanent