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03/03/2006

Sous terre

Après le cataclysme, il y eut une période bénie.
Costes me dégagea de la poche de vase où j’avais été englouti, et me rapatria dans son abri souterrain. Je garderais des encombrements dans la tuyauterie, de quoi tousser, cracher et moucher pour des semaines, mais je remerciais le ciel de ne pas m’avoir aplati sous des tonnes de calcaire. Ma chère maison, très certainement, avait été moins chanceuse. Elle devait reposer en plusieurs morceaux, quelque part sous terre elle aussi, pas loin.
Costes me confectionna un matelas de fortune avec du sable et du gravier. Il me légua le fond de gnôle récupéré dans la cuisine juste avant la catastrophe. Pendant que je reprenais des forces – j’avais besoin de longues siestes pour me reconstituer – lui organisait notre existence dans cet abri, son abri, qu’il avait patiemment bâti en prévision du pire.
L’abri de Costes ! Du rudimentaire, du fonctionnel. Les parois entièrement couvertes de bitume empestaient à m’en retourner l’œsophage. Je me payais des nausées jusqu’au plein coeur du sommeil. Le garde-manger consistait en un réduit éclairé par une veilleuse vacillante, où cohabitaient notre poule et notre plant de tomates. La poule pondait tous les jours ; le plant de tomates donnait en abondance. Mon compagnon était une sorte de magicien. Pas un grand, pas un de ces enchanteurs éblouissants qui font jaillir des sources en plein désert ou scintiller des pépites d’or au milieu d’une soupe de pois cassés. Costes, ça restait le magicien du bizarre et de l’incongru. Il s’y entendait pour envisager notre survie avec du bitume plein les narines, et pour inciter une poule à pondre en toutes circonstances. En ce qui concerne la fertilité particulière du plan de tomates, je n’affirmerais pas que Costes y fût pour quelque chose. Ce végétal possédait certainement sa propre dimension magique, et notre compagnie devait lui plaire assez pour qu’il nous fasse l’aumone quotidienne de quelques fruits.
Nous vivotions. A la surface, la terre pouvait bien se recouvrir d'immondices, hommes et dieux pouvaient continuer à partir en biberine, nous, nous ne dérangions personne. Nous peuplions le fond d’un trou. Je prenais goût à la sieste et n’en ressentais nulle mauvaise conscience. Rien de plus innocent que le sommeil. Je nourris pour ma part la certitude que la terre est devenue ce qu’elle est parce que certains individus ont négligé leur lit au moment de prendre des décisions importantes. En surdéveloppant mes capacités naturelles à dormir, j’essayais de compenser le tort que mon espèce avait avait causé à notre mère nourricière.
Lui, Costes, le maître d’oeuvre de ce palais enfoui, régnait sur un royaume de pas grand chose bâti sur trois fois rien. Ce n’était pas un despote. Il possédait même un semblant de bonté, et je me surprenais à encaisser placidement ses jérémiades :
“Dis, Roussin, tu me feras le plaisir de laver tes chaussettes ! Je ne remonterai pas puiser d’autres réserves d’oxygène à la surface ; Dieu sait ce qu’on y respire aujourd’hui !
- Roussin ! Les ronflements, sacrebleu ! Tu sais qu’une poule a besoin de concentration pour pondre.”
Des broutilles. Des manies de vieux garçon.
Costes s’agripait à des règles, c’était humain. Les siennes en valaient d’autres ; s’il m’arrivait de les enfreindre, mon seul châtiment consistait en une bouderie de quelques heures. Costes s’isolait au fond du souterrain avec la poule. Il devait s’ouvrir à elle de mon indiscipline parce qu’après leurs conciliabules, elle aussi me lançait des regards torves.

Costes et la poule, ça n’a pas duré longtemps. Une compagne de choix est venue tenir le crachoir à la pondeuse. Elle a débarqué pendant le repas. Costes et moi on se castagnait pas trop, on mangeait même ensemble sur un vieux jerrycan. On avait discutaillé métaphysique, sans trouver aucun angle saillant, aucun désaccord propice à enflammer la querelle. On perdait pas espoir d’y arriver, mais au moment où la taupe est apparue, on reprenait du souffle. Une dégringolade de poussière dans le gras du mur, celui où le bitume commence à craqueler. Un reniflement ténu, comme le froufrou d’un plumeau minuscule. Le museau d’une taupe, pastille rose sur le fond obscur de la paroi, humait notre atmosphère confinée, jaugeait l’ambiance, indécis.
Peut-être qu’elle avait fui la croûte terrestre. Les taupes sont myopes, dit-on, pas aveugles. Lorsque la face du monde se couvre de furoncles, elles ne restent pas les bras ballants devant son agonie.
Costes a bâillé sans conviction, j’ai regardé l’heure à mon poignet pour faire quelque chose, on savait pas bien s’il fallait la prier d’entrer ou la chasser.
C’est la poule qui a pris une décision.
“Côôôt !”
En deux temps, trois mouvements la poilue saute au bas du mur, passe devant notre jerrycan sans souffler un bonjour, et roule comme une bille en direction de la pondeuse.
“Côôôt !
_ Fff... Ffff.”
Les voici qui discutent à présent, s’octroyant le vide laissé par notre panne d’inspiration. Costes et moi, on a débarrassé, on s’est rencognés tout au fond de notre piaule, et on a entamé une partie d’osselets. Sans dire un mot.

Pendant quelque temps on n’a pas trouvé la moindre raison d’ouvrir la bouche. La pondeuse et la poilue dissertaient à notre place. Elles nous apportaient tous les jours des tomates, plus rarement des oeufs. Costes s’est découvert une passion pour la sieste lui aussi. Quand on ne dormait pas, on jouait aux osselets.
Là-haut, ça devait pas être beau à voir. Le ciel continuait certainement à se répandre sur la terre, les centrales pétaient les unes après les autres, les méthaniers s’échouaient sur les plages comme de grands oiseaux rompus. On sentait tout ça, on devinait très nettement ces mouvements gigantesques. Le raffut du monde se frayait un passage à travers les épaisseurs de terre. Entre nos jambes accroupies, les osselets sautaient, sans se fatiguer, presque joyeusement. A se demander s’ils n’auraient pas continué à sauter sans nous.
Au fil du temps, notre ration de tomates se faisait moins copieuse, aussi moins régulière. Nul sadisme à notre égard : les deux bêtes, emportées par leurs jacasseries, échaffaudaient des théories sur le monde à rebâtir. Elles en oubliaient qu’elles résidaient au fond d’un trou, tenues pour responsables d’un garde-manger et de ses occupants. Heureusement, nous ne remuions plus guère ; notre maigre pitance suffisait à nous fournir en calories. Quand le froid nous saisissait, Costes fredonnait une gauloiserie et je me dandinais un peu sur ma couche. Notre manière à nous de fêter la Vie, si belle, et de conserver un semblant de chaleur pour ne pas la perdre...

La situation ne pouvait se cristalliser ainsi. Comme tous les bâtisseurs de mondes nouveaux, la poule et la taupe franchirent le cap de non retour. Une révolution autorise à se montrer tyrannique, tous les grands rebelles l’ont prouvé. De négligentes, pondeuse et poilue devinrent indifférentes ; nous dûmes serrer un peu plus la ceinture. Puis elles s’avisèrent de notre existence. Celle-ci ne devait pas correspondre aux critères de l’ordre nouveau. Elles nous retirèrent les osselets, nous interdirent de plus en plus de choses. Bâiller nous valait un coup de bec entre les côtes. Se gratter l’occiput rendait passible de griffures sur les joues. C’est la poule qui sévissait. La taupe ne nous touchait pas, ne s’approchait jamais de nous. Elle ricanait de loin : “Ffrr... rrr... rrr...”. Les deux larronnes mettaient du zèle dans leurs châtiments car nous étions les premiers déviants du système. Leurs cobayes. Lorsqu’elles auraient expérimenté sur nous certaines choses, elles s’en iraient porter la parole nouvelle à la surface.

Au début, on n’osait pas la ramener. La mauvaise conscience de l’espèce. Ce sentiment atavique de culpabilité. Si le ciel s’était cassé la gueule, si la terre devenait un chaos purulent, si la Vie menaçait d’aller se faire voir sur une autre planète, c’était quand même à cause de nos semblables. La mauvaise conscience, ça peut ronger son bonhomme jusqu’à le rendre aussi cassant qu’un pied de vigne. Oui. Mais au fond du bonhomme, il y a toujours cette étincelle qui lui procure l’avantage sur le pied de vigne : cet instinct de survie, insatiable, imprévisible, face auquel il faut bien que la mauvaise conscience, un jour, rende les armes.
Ça nous est tombé dessus comme un sac de ciment. Je dis “tombé dessus”, peut-être devrais-je dire que c’est monté du dedans de nous, un matin, sans qu’on ait rien vu venir. Costes a ouvert un oeil, j’ai ouvert l’autre. Quelque chose nous avait tirés du sommeil et on n’aimait pas ça. Un glougloutement, une petite musique infâme. On s’est rendu compte que ça provenait de nos abdomens, que ça s’intensifiait, que ça faisait trembler nos carcasses à ne plus savoir comment se mettre. Nos estomacs gargouillaient comme jamais.
Costes, homme des décisions rapides, s’est levé en craquant des articulations. Le temps que je me frotte les yeux, il avait gagné la salle principale et il courait après la pondeuse. Ça bruissait, ça caquetait, ça jouait plus vraiment à redresser les torts du genre humain là-bas dedans.
Quand je suis arrivé, Costes avait pris place sur un vieux sac de ciment et il plumait le volatile assommé sur ses genoux. Sous un tabouret, tremblant comme une feuille, la taupe vibrionnait du museau. Je l’ai attrapée par les oreilles, puis je l’ai avalée d’un seul bloc.
La révolution avait un goût de terre et me laisserait des poils entre les dents.

A l’heure où je rédige ces pages, Costes et moi nous digérons dans la grande salle. Lui, ronflote un peu. L’odeur du bitume sur les parois ne m’est toujours pas familière. Nulle envie de remonter pour autant.
Je regarde notre plant de tomates, silhouette protectrice dans la lumière vacillante de la bougie. Lui seul continue à produire, indifférent à l’agitation des hommes et des bêtes autour de lui. Ses fruits, il nous les offre avec une ponctualité déroutante. C’est un peu notre astre bienveillant. Ce qui nous reste du soleil.


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(nouvelle parue dans la revue FICTION, en mars 2005)

09:45 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (7)

Commentaires

nous interdisirent

Écrit par : claire | 03/03/2006

Merci.

Écrit par : Roland Fuentès | 03/03/2006

"Le raffut du monde se frayait un passage à travers les épaisseurs de terre. " joli...

Sympa cette nouvelle.

Écrit par : Calou | 05/03/2006

Ravi que tu aies accroché.
Tu me crois si je te dis que tout est vrai dans ce texte ?

Écrit par : Roland Fuentès | 06/03/2006

Non :-)!

Écrit par : Calou | 06/03/2006

Voilà, j'en étais sûr.
Personne veut me croire. Pourtant l'autre, là, celui qui a marché sur la mer et qui a fait de la magie à table avec le pain et tout, il y en a bien qui l'ont cru (il y en a même qui continuent).
C'est trop injuste.

Écrit par : Roland Fuentès | 06/03/2006

Je ne l'ai jamais cru non plus, rassure-toi Caliméro :-)

Écrit par : Calou | 07/03/2006

Les commentaires sont fermés.