08/05/2007
LES FAUX SAUNIERS
On pourrait offrir une salière à Mazia. Une pièce en bois, fin XVIIIe, ouvragée à la main.
La scène se déroulerait comme ceci :
Pour nous recevoir, Mazia a transformé son studio minuscule en salle à manger. Nous avons pris place sur des poufs, ou sur des piles de livres. A droite de Mazia, immobile et discret comme une ombre : l’antiquaire. Son amant du moment. A gauche de Mazia, plus proche que le voudraient les convenances : Hugo. Son ami de toujours. Et nous, en face d’eux, nichés dans le peu d’espace restant.
Elle accueille le cadeau avec émotion, le fait jouer dans la lumière, le promène sous notre nez en guise de remerciement, puis elle le pose sur le buffet pour servir le gâteau. Après avoir soufflé les bougies elle parle beaucoup, se trémousse sur sa pile de dictionnaires en adressant à l’objet, du bout des yeux, des promesses de tête à tête.Du champagne bon marché, un café, une mirabelle pour la digestion, puis elle nous expédie tous, y compris l’antiquaire – leur relation demeure une énigme à nos yeux – en prétextant des révisions qui ne peuvent plus attendre.
Enfin seule, Mazia franchit la porte du cagibi où elle range sa collection. Là, elle exhibe la salière devant les vases provençaux et les tessons antiques, les fioles recourbées, les damiers de bois sertis d’ivoire. Elle la dépose là, au milieu d’eux, comme le petit dernier que l’on confie à la crèche avant de filer au boulot.
Au début, pendant plusieurs jours, ou plusieurs semaines parce que Mazia entre ses cours à l’université et son boulot pousse-fin-de-mois chez l’antiquaire est très occupée, la salière assume son statut de pièce anonyme parmi les anonymes. Les couverts, les récipients ouvragés, les cuirs incrustés lui jettent au mieux des oeillades condescendantes. Ils lui signifient clairement que leur maîtresse, ce petit bout de femme brune au visage mangé par deux yeux de porcelaine, n’est pas une fille facile. Une antiquité doit se montrer humble pour conserver son rang dans la collection. On a déjà vu des théières à la morgue importante, des flacons à parfum cultivant un air pincé tomber en disgrâce auprès de Mazia. Aujourd’hui, ces pièces déchues traînent leurs semelles sur quelque foire à la brocante.
Et puis, par hasard, un jour où Mazia contemple ses trésors, la salière attire son attention. Elle la soulève, laisse courir son regard le long des sinuosités du bois, la caresse. De cet instant, la salière n’est plus l’élément rapporté que les autres considèrent de haut. Simplement parce que les yeux de Mazia ont découvert dans l’épaisseur du bois, parce que les ongles de Mazia ont distingué dans le dur du support, parce que la peau de Mazia a perçu sous les rotondités de l’objet quelque chose de lourd, d’immatériel, et qui a sans doute un rapport avec le temps.
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extrait du roman "LES FAUX SAUNIERS", éd. Nykta 2007
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