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30/03/2005

En avant goût de "La Bresse dans les pédales"...

"Polliatis"

(nouvelle publiée le 24 décembre 2003 dans la revue en ligne remue.net , de François Bon)




Le jour où les Polliatis en ont eu assez de mourir, la courbe démographique du pays bressan a hoqueté puissamment.
A Paris, l’employé Lézard entendit remuer dans ses registres. C’était comme le froufrou d’une souris. La courbe avait crevé les épaisseurs millimétrées du cahier qui l’abritait ; elle s’étirait, cherchant une issue. Le brave homme ouvrit en grand le vieux vasistas qui poussa un grincement de joie ; il eut à peine le temps de poser le document sur le toit de l’Institut Démographique National, puis de saluer la courbe à la volée, avant qu’elle ne s’élance dans le ciel de la capitale. Il aurait contemplé longuement son ascension si le froid ne l’avait incité à refermer. Lézard s’accorda deux minutes de silence et de réflexion. Là-dessus, il s’avisa que son estomac grognait un peu fort, et se mit en oeuvre d’éteindre les lumières. De tourner la clé. De descendre l’escalier. Son pas résonna bientôt à l’extérieur de l’immeuble. Sur le toit, la courbe s’étirait à perdre haleine.
Simplement parce qu’à Polliat, tout soudain, on trouvait ça compliqué de mourir. Passer l’arme à gauche entraîne inévitablement des soucis. Il faut régler un tas de choses, prévoir son après-mort dans le détail, pour peu qu’on désire laisser un souvenir présentable. Sans parler d’embêtement très concrets. Un mort, ça ne fait pas de vieux os à la surface de la terre. Ça remue de l’intérieur, ça infuse, ça gargouille, ça sent et ça dérange les voisins.
Peut-être bien que les Polliatis avaient attrapé la flemme de mourir. Alors on proliféra. Les jeunes pousses s’ajoutèrent aux vieilles branches, et les vieilles branches aux très vieilles branches. Il y en avait des antiques, des ceps à l’écorce parcheminée qu’on n’osait plus poser devant la porte. Ils s’accrochèrent. De toute la force de leurs ongles cassants, ils agrippèrent la vie à bras le corps. L’aïeul des Poncet, dont les joues crissaient pire qu’un vieux maïs, reprenait du poil de la bête. Il s’égosillait tant et plus depuis le profond de son lit qu’on décida de le sortir au soleil, pour voir. On avait un peu peur qu’il perde sa belle voix à cause de l’air, de la lumière, du vent. Dès qu’il aperçut devant l’habitation mitoyenne l’aïeul des Châtelet, fraîchement exhibé lui aussi, il entreprit de lui chanter l’aubade. L’autre répondit ; dès lors on ne se fit plus guère de souci pour l’entretien des vieilles branches. Un peu de soleil, un brin de compagnie, et l’ambiance musicale était assurée.
Finalement ce n’était pas compliqué de rester vivant. Il suffisait d’y mettre du sien. Ne plus fumer. Ne plus boire à foie-tu-m’embêtes, ni manger n’importe comment. Respecter quelques règles élémentaires de vie communautaire : loi, code de la route, et autres bricoles. On se surprit à négliger ceux qui n’y avaient pas pensé avant, et au bout du compte on évita d’honorer leurs tombes. Les morts étaient devenus un poids. Un monument d’égoïsme. Pourquoi mourir si on peut se dispenser d’embêter les autres avec ça ?
Parce qu’on n’avait pas trouvé le moyen d’endiguer l’usure des cellules, il arrivait que l’on passe malgré tout. Alors on prit coutume de ne valider le trépas qu’au delà d’un certain âge. Il fallait attendre son heure, et qu’elle fut la plus tardive possible pour mériter l’expression consacrée : “Il a bien vécu !” Ces quatre mots seuls, prononcés par les anciens devant la communauté au complet, ouvraient au défunt l’accès à une concession particulière. Une concession d’élite, éloignée du tout venant, et qui serait fleurie de temps en temps.
L’aïeul des Poncet se gardait bien d’évoquer la concession qui, de manière quasi assurée, lui reviendrait. Parce que penser à la mort faisait mauvais genre. Du reste, c’est surtout à la tombe qu’il songeait, en amateur de literie raffinée exalté à l’idée de son prochain baldaquin. Une couche douillette installée à l’ombre d’un chêne, protégée des intempéries par une brave roche moussue. Rien de macabre à cet endroit de son esprit, toutefois il préférait tenir cela au secret, de peur qu’on ne lui déniche des pensées morbides.
Il chantait des gaillardises en compagnie du vieux Chatelet. Les gens riaient, les poulets caquetaient, et la rue, la maison, la cour retentissaient de tout cela. Un vent de gaîté soufflait. On trouvait aux grands espaces un air de sépulcre ; on apprivoisait le confiné, le réduit. La miniature acquérait le statut d’étalon. On partageait logement et nourriture, vivant au milieu des poulets. Les bêtes étaient plutôt gentilles ; elles se laissaient grignoter sans faire de manières.
La générosité s’emparait des coeurs les plus secs. Les pas de porte s’encombraient. On sortait les aïeuls à tour de rôle ; il arrivait que le vieux Poncet doive entonner l’aubade avec un Bichet, ou un Cottet. Il les aimait tous, et cela n’entamait pas sa bonne humeur, même si le duo Poncet/Chatelet rendait le mieux, rapport à leur jeunesse écoulée sur les bancs de la chorale.
Le petit fils Poncet ramenait des voisines à la maison, parfois aussi des voisins. En grappes gloussantes et pouffantes, ils venaient à pied parce que la chaussée, encombrée d’une population de piétons et de vaches grasses, ne permettait plus aux scooters de rouler. On se doutait bien que les jeunes avaient passé l’âge de jouer au Monopoly. On leur demandait seulement de prendre des précautions. Car leurs nouveaux jeux les exposaient à une maladie mortelle, donc répréhensible.
Poncet Père ne tuait plus personne sur la route. Au fond du jardin, son bolide faisait le bonheur d’une famille d’oies, qui l’avaient disputé ferme aux mulots et aux ronces. Trop occupé à domicile pour aller pointer en ville, l’Aigle de la Nationale avait démonté son bec et troqué ses larges serres contre des mains douces pleines de bonnes intentions. Sa voix rocailleuse s’était réchauffée, comme si on avait badigeonné sa gorge avec du miel. Quand les autres lui laissaient un peu de temps, et d’espace, il sautait sur sa femme pour la couvrir de baisers. La bienheureuse se pendait à son cou en lui adressant, par tradition, la désormais obsolète formule : “Dis, tu ne roules pas trop vite au moins ?”
Sur le toit de l’Institut Démographique National, la courbe du pays bressan poursuivait son ascension. Avec la venue des beaux jours, l’employé Lézard pouvait laisser le vasistas entrebâillé. Il entendait de petits soupirs au-dessus de sa tête : “Pfff... , pfff... “, la courbe s’élevait en cadence, grignotait mètre après mètre la distance qui la séparait encore de la lune. Elle avait adopté la respiration d’un coureur de fond ; elle était têtue, on sentait bien que rien n’entamerait sa détermination. Hormis l’employé, qui sûrement avait une idée, même une toute vague, de ce qui se passait, nul ne fit aucune remarque. On était trop occupé à mourir dans la capitale pour lever les yeux vers le ciel.

Polliat prenait ses aises. Des lotissements excentrés effectuaient des jonctions avec les villages voisins. Naturellement, on y perdit aussi l’habitude de mourir pour un rien. On s’étonnait d’avoir été si peu avisé. Pour glaner quelques euros, quelques minutes ou quelques microbilles au jeu de l’honneur, on avait considéré la vie comme une quantité négligeable. Il fallait qu’à présent les gens s’embrassent sur les deux joues, et demandent pardon aux bêtes avant de les passer à la casserole. Ce monde était imparfait qui ne permettait pas aux poulets de participer à la fête ; c’était une raison suffisante pour limiter la casse. A quoi bon transformer un lapin en civet, aromatiser un boeuf avec des carottes ou fricasser un coq si l’on crevait l’instant d’après, le ventre plein, réduit en bouillie dans un fossé ou l’estomac truffé de plomb ? Rester vivant était devenu obligatoire, au moins par respect pour la nourriture.
L’extrémité de la courbe avait disparu depuis longtemps dans les profondeurs du ciel parisien. L’employé Lézard, qui approchait de la retraite, ne détenait nulle idée satisfaisante pour l’occuper. Métropolitain jusqu’au bout des ongles, il n’aspirait pas à larguer Paname pour dorer ses vieux os sur les rivages de la Grande Bleue, encore moins de finir en ermite dans une cabane au fond de l’Auvergne. C’est à Paris qu’il atteindrait l’âge canonique, et ce qui s’étirait sur le toit de l’institut en poussant des soupirs de marathonien hoquetait parfois, lui semblait-il, à son intention : “Il ne tient qu’à toi que tes vieux jours soient le plus nombreux possible !” Pour la première fois depuis des lustres, Lézard envisageait de quitter la capitale. Pas longtemps. Juste ce qu’il faudrait. Le temps de comprendre.

Il était passé par la fenêtre de la salle de bains parce que la porte d’entrée se trouvait encombrée par des dos, des fesses, des bras, des hanches. A la vue de la dame émergeant d’un bain moussant, il s’était confondu en excuses, et, une main pudiquement jetée devant ses yeux, tâtonnant du côté du lavabo pour atteindre la sortie, il avait délogé Poncet Père et Poncet Mère qui avaient cru s’octroyer un royaume d’intimité à l’ombre des serviettes. Le visage en feu, il s’était jeté sur la porte, et il avait dû s’arc-bouter ferme pour l’ouvrir, jusqu’à entendre là-derrière un craquement. Dans le couloir, un enfant agitait malicieusement son doigt déjà bleui, tandis qu’une tante lui confectionnait une compresse, en tremblant un peu parce qu’elle riait beaucoup.
L’employé Lézard parvint au salon. La foule y était plus dense. On marchait sur des ventres, sur des mains, sur des cous. Leurs gloussants propriétaires s’assenaient des claques sur les cuisses, comme après une bonne blague. Un jour habituel dans la maison Poncet. Une demeure que l’employé avait choisie au hasard, et qui devait offrir le même spectacle que les demeures alentours. Il y faisait chaud. Ça sentait le graillon et la sueur. De vieux bonshommes chantaient la sérénade à des couples d’adolescents énamourés. Une vache, que l’on n’avait pas eu le coeur de mettre à la porte, se grattait l’épaule contre un vaisselier. Au milieu de ce monde en joie et en petite chemise, l’employé seul conservait ses vêtements chauds, et le silence. Nul ne le faisait remarquer. Il était là. Il avait gardé son manteau. Il ne disait rien. Bon. On lui offrit un verre. Un épi de maïs braisé. Une serviette en papier. Un deuxième verre et un bout de fauteuil. Lorsque cette agitation lui donna sommeil, on lui proposa la moitié d’un accoudoir pour qu’il dorme à son aise.

Lézard avait compris.
Des paysages terrifiants défilaient derrière la vitre du train. Sur cette route en bordure de la voie, un chauffard mourrait bientôt, entraînant avec lui un père et ses enfants. Dans le bois sombre, au loin, quelqu’un fomentait un meurtre crapuleux. En queue du convoi, une main désespérée s’apprêtait à ouvrir la portière.
Mais lui, il avait compris.
Il remettrait le paysage à l’endroit, sauverait le père et les enfants. Il fermerait la portière du train. Il embrasserait la main. Il fermerait la portière de tous les trains, des métros, des RER, des bus. Il avait compris, il rentrait chez lui et il entendait bien que même à Paris on arrête de mourir pour un rien.
Sans doute est-ce plus difficile de convaincre une capitale qu’un village de deux mille âmes. Mais il possédait la foi. Il fallait envisager les choses modestement, sans brûler les étapes. Il commencerait par sa voisine de palier. Avec elle, il recréerait Polliat dans leur cinquième étage. Un petit coin de Bresse sans maïs, sans poulets, sans vaches, mais où il ferait bon vivre en se disant que c’est pour longtemps. Et puis, tous deux se lanceraient à la conquête des autres étages. Ce serait long, difficile, pourtant on en sortirait vainqueur. Quartier après quartier, avec ses boulevards combles, avec ses avenues dégorgeant une multitude de piétons ébahis de se trouver encore là, Paris vivrait. Le temps était venu.
Parce qu’à tant mourir, on avait oublié de vivre.

20:35 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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