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05/05/2005

Boudu, docker à la Joliette

Il avait plu des cordes ce matin-là et aussitôt le bedeau, les marins, les funambules et les escaladeurs s’étaient précipités sur le port afin d’entreprendre la meilleure moisson possible. Depuis un orifice percé dans le mur porteur de sa chambre de bonne, Boudu, docker à la Joliette, avait assisté de loin au grand charivari. Parmi toutes ces pièces offertes du ciel qu’on ordonnait avec minutie selon le calibre ou la longueur, et qu’on enfournait ensuite, précipitamment, comme par crainte d’un mauvais coup des rôdeurs informés du cours du chanvre, il y en avait une, vers le milieu du port, qui semblait ne plus vouloir finir. Le bedeau l’avait tout d’abord agrippée seul, puis avait appelé malgré lui les autres à la rescousse, réunissant ainsi autour de lui ses concurrents les plus sérieux. Et chaque corps de métiers représenté moulinait désormais, à grands renforts d’huile de coude, se relayant lorsqu’il n’était plus possible, seul, de poursuivre la tâche. On avait bien dû recueillir vingt kilomètres de chanvre que la corde continuait toujours à s’étirer depuis les profondeurs du ciel. L’averse avait cessé, un soleil radieux inondait la ville, lui arrachant un vol fourni d’échardes vives de calcaire, ce qui donnait aux hommes et à leurs épouses, accourues pour les secourir, une peine énorme. Or il arriva qu’en début d’après-midi, après six heures d’efforts, suants, toussants, à tirer sur le fil, le bout de la corde apparut. A son terme, dans le ciel éthéré, flottait une femme de stature imposante, vêtue d’un déshabillé bon marché, les jambes croisées avec nonchalance sous une panse avantageuse. De sa main gauche elle tenait fermement l’extrémité du fil céleste, tandis que son bras droit, cliquetant de bracelets au goût douteux, agitait l’air pour se faire du vent.
Un instant, la vue fut obscurcie par un moineau fatigué mais repu qui s’apprêtait à finir sa digestion dans l’anfractuosité offerte par le mur de la chambre. Boudu lui souffla dans les plumes et l’oiseau quitta son perchoir.
Là-bas, la foule s’interrogeait. N’eût été son air vulgaire, le bedeau eût certainement pris l’apparue pour une sainte, les marins pour une fille du vent, les équilibristes pour une écuyère sur le retour égarée lors d’une tornade, et les escaladeurs pour le premier être humain capable de gravir les cieux sans rivets ni baudrier. La corde semblait résister davantage dans les derniers mètres ; tous l’empoignèrent et, dans un dernier « han! », les ultimes coudées furent avalées. Débarquée sans ménagement sur les pavés du port, elle considéra ses fémurs endoloris, massa ses fesses bleuies en adressant un regard torve à la foule, fit la moue, et disparut dans les eaux sans plus de façons.
L’effet de surprise passé, on s’organisa autour de l’immense rouleau désormais constitué, et dont la hauteur dépassait bien deux fois celle de la mairie. On se lança dans d’interminables palabres pour répartir la marchandise. Le bedeau, qui se prétendait plus habilité que les autres à disposer des dons célestes, menait la danse. Il fallut toute l’éloquence d’un avocat de passage, appelé à la rescousse par les riverains embarrassés du chahut, pour partager équitablement le butin.

Au matin suivant Boudu, docker à la Joliette, qui depuis sa chambre n’avait eu d’yeux que pour elle, arpentait avec fébrilité les étals du marché au poisson à la recherche de la belle dame tombée du ciel.

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(nouvelle extraite du recueil "Douze mètres cubes de littérature", éd. du Rocher 2003
Première publication : revue Hesperis, 1999)

09:55 Publié dans Livre | Lien permanent