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28/08/2005

La route dans le ciel

(inédit)


On jouait à suivre le trajet d’une goutte sur la carte. Parce que faute d’avoir quelque chose à visiter derrière pareil rideau de pluie, il nous restait au moins des idées. Plus rien n’était sec sous la tente – encore une vieillerie du père à Fred. Tout prenait l’eau, tout suintait, et il n’y avait aucune raison pour que la carte fasse exception.
Ça nous a menés sur la route la plus tortueuse du pays. On n’a pas vu venir la galère ; en vérité on n’avait plus la force à rien, même à choisir. La goutte élue par Fred, après une molle glissade sur cette masse verdâtre pointillée de grisés qui représentait un massif montagneux, est venue butter contre un pli de la carte, et elle n’a pas tardé à creuser son lit, bienheureuse, au plus profond du papier. Un motif suffisant pour qu’on brûle de la rejoindre.

Dès que le ciel a baissé d’un ton, on en a profité pour replier nos toiles, pour caser nourriture et vêtements au petit bonheur des sacs à dos, et on a pataugé en direction de la route désignée par le sort. Passé deux champs noyés où Fred a généreusement offert une chaussure à la gadoue, on atteignait le bitume. Direction les Gorges de l’Ain, zigzags, cols et ampoules.
Dans les mains de Fred, effilochée, hachée, labourée, la carte vivait ses derniers instants. Devenue parfaitement illisible, elle nous plantait là, au pied du Revermont (nous avions eu le temps de déchiffrer le nom du massif avant que les petites soeurs de la goutte n’en fassent de la charpie), avec pour mission idiote de gravir la pente, tandis que nos pattes auraient volontiers filé en sens inverse, droit sur Bourg-en-Bresse. Mais ce qu’on accomplirait de raisonnable lorsqu’on est seul perd toute valeur au sein d’un groupe qui a décidé de ne pas s’ennuyer.
Fred avait jeté aux orties sa deuxième chaussure. Il menait le train en sherpa, maintenant toutefois ses plantes de pied sur la surface goudronnée. Quelques fermes, quelques villas cossues plantées au bord de la route nous saluaient de loin en loin. Elles trouvaient probablement ridicule que nous considérions leur environnement quotidien comme un décor propice à l’aventure. Une averse au pied du Revermont, comme il en tombe à peu près chaque semaine. Rien d’extraordinaire à première vue. Mais le touriste aux entrailles exaltées dénicherait matière à vivre une épopée dans un bidon d’huile d’olive.
La route ne montait guère encore ; le massif, hectomètre après hectomètre, se pelotonnait autour de nous. A certains endroits les talus s’élevaient, devenaient pierreux, se solidifiaient jusqu’à prendre l’apparence de petites gorges pour aussitôt revenir au niveau du sol. La forêt s’épaississait, l’averse persistait à faible débit, aucun véhicule ne croisait ni ne doublait notre position. Aventuriers de bas étage, nous marchions au plein mitan de la route, insultant avec le zèle des minables et des petits joueurs les dangers que les lacets pouvaient dissimuler.
L’abbaye nous a presque filé sous le nez tant sa position en retrait de la route la dissimulait au regard. Pourtant massive, elle se tenait par-delà un rideau de feuillages, de l’autre côté du ruisseau qui sautillait en contrebas. Elle regardait le couchant de toutes ses fenêtres, son large dos appuyé contre la montagne, difficile à distinguer dans son intégralité à cause des bosquets touffus disposés entre elle et nous. La planque idéale pour invoquer le tout puissant à l’abri du siècle. La pupille allumée, Bengali s’est penché au-dessus du parapet. Les yeux baissés vers le fond de la gorge, il a tortillé des fesses un moment – Bengali tortillait toujours des fesses en préparant un mauvais coup, sa manière à lui de faire venir les idées. Et il a eu ce sursaut, immense, de tout le corps. La Minotte s’est approchée de lui, elle l’a tiré doucement vers la lumière : le visage de notre zouave préféré avait pris la blancheur du lait de toilette. Bengali respirait à l’économie, du bout des yeux il nous implorait d’aller voir.
Fred et La Minotte se sont prudemment repliés derrière moi, et ils ont amarré leurs mains tremblantes à mes épaules. Je me suis raclé la gorge. Comme ils m’aiguillonnaient à petits coups de coude dans les côtes, j’ai bravement avancé jusqu’au parapet. Une pente semée d’épicéas dégringolait jusqu’à la rivière (la Berlue, avait révélé notre carte IGN juste avant de rendre l’âme). L’averse gonflait son lit, des tourbillons s’emportaient comme des chiens fous contre les berges, menaçant de déborder sur le sentier qui longeait le domaine de l’abbaye. J’ai senti des ongles s’enfoncer dans le gras de mon épaule droite (La Minotte), un pincement douloureux à l’épaule gauche (Fred), et je me suis bien douté que le ruisseau n’y était pour rien dans ces réactions rachidiennes. Là, j’ai aperçu le moine. Bloc taillé au calcaire du chemin, il ruisselait sous la pluie dans une bure noire et blanche soulignée par des sandales de la même teinte maronnasse que son visage. Son regard nous tenait, nous serrait, nous poussait, nous tirait, nous désarçonnait, nous relevait, c’était comme un grand vent, un torrent, ça nous berçait, ça nous brisait, ça nous énervait pas mal au bout du compte. Avec ça qu’il n’était pas seul : d’autres silhouettes en bures et sandales se groupaient derrière lui.
L’instant d’après on courait comme des gazelles. On a franchi un pont, songeant qu’il valait mieux courir dessus qu’être pendus dessous. On a zigzagué dans deux ou trois lacets, puis on a stoppé la course parce que les sacs nous cassaient les vertèbres. On conservait quand même un pas très élevé. La forêt s’entrouvrait par endroits, les arbres s’ébrouaient dans le vent, les talus louvoyaient sur nos côtés. Le paysage se payait du bon temps. En d’autres circonstances nous aurions festoyé sur place, et offert à ce coin de terre l’animation qu’il méritait, mais ce qui nous faisait avancer n’incitait guère à la fête. Nul véhicule ne perturbait notre ascension, depuis le début. Cette route avait, de toute évidence, été goudronnée par accident.
La pluie regagnait en vigueur, son chuchotement revêtait une tonalité plus grave, plus lourde. La végétation courbait l’échine, les rochers brunissaient. Fred glissait à chaque pas, reculait presque autant qu’il n’avançait. Nous devions le tirer par le bras pour qu’il se maintienne à notre niveau. Notre allure faiblissait. Bengali, envers et contre tout, s’était remis à faire le singe. Il distribuait des blagues aux quatre vents, jouait les fiers à bras en pinçouillant les cuisses de La Minotte. Mais ce singe était triste, son spectacle nous angoissait. D’autant qu’un piétinement mouillé se faisait entendre derrière nous. Nous aurions bien divagué à l’unisson de Bengali, oui, seulement, avec les choses de Dieu on n’est jamais bien tranquille.
Les pas venaient toujours, derrière, sans que nous ne puissions distinguer qui marchait. Il semblait qu’une troupe se constituait, les piétinements se multipliaient, l’averse redoublait. Nous n’entendions plus notre souffle, nous étions tout entiers remplis du son clair, effrayant, apocalyptique, que font des sandales sur l’asphalte mouillée.
Nous débouchâmes sur une plaine, bornée par deux collines fatiguées, affalées comme bêtes de somme rompues. Des champs s’étendaient sur quelques hectares. Des fermes apparaissaient, ombres posées derrière l’averse. Au loin la route regagnait un peu de hauteur. Elle se fondait à l’intérieur du ciel, si bas. Du gris et de l’eau, à perte de vue. Trempés jusqu’à la moelle, nous ne grelottions pas seulement de froid. Car des silhouettes avançaient devant nous, striées de pluie ; elles nous tournaient le dos mais nous devinions des moines en bures et en sandales. Certaines longeaient la route, d’autres venaient depuis les champs pour converger vers le point d’horizon. Ceux qui marchaient devant nous levaient la main de temps à autre pour saluer un nouvel arrivant. Le bruit des sandales sur l’asphalte emplissait tout l’espace sonore.
Les silhouettes se multipliaient, comme si chaque goutte les faisait éclore. Nos suivants nous ont rattrapés. Ils nous ont dépassés. Bures et sandales s’agitaient autour de nous, l’eau ruisselait, les champs ne pouvaient plus rien boire, des flaques s’élargissaient, creusaient des gourbis dans la terre meuble, mais les sandales, sous les bures dégoulinantes, arpentaient vaillamment, convergeaient vers le point où la route devenait ciel. Les moines étaient si nombreux que nous ne pouvions plus poser un pied devant l’autre. La pression s’accentuait. Bengali et La Minotte dérivaient, entraînés au loin. Fred pleurait sur mon épaule parce qu’on venait de lui piétiner le pied droit pour la quatrième fois. Les moines, eux, piaffaient, suffoquaient un peu, dégoulinaient en choeur. On devinait, dans la grisaille, une multitude de sourires imprimés sur ce fleuve en bures.
Nous n’avancions plus. Le flot se déplaçait encore par inertie, lentement, en direction du ciel. Fred a soupiré, avec résignation. Ses pieds le faisaient moins souffrir. Il ne nous restait plus qu’à sourire aussi. Bientôt, les moines et nous-même, nous appartiendrions au même corps. Chacun de nos atomes constituant une partie du Grand Tout.

09:36 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (14)

Commentaires

J'aime bien ! Une suite ?

Écrit par : Calou | 30/08/2005

Ben, c'est une nouvelle, Calou.
Ceci dit, c'est vrai qu'en ce moment j'aime bien reprendre des personnages d'un texte à l'autre. Absolument pas original comme procédé, mais je me régale. Donc un jour, tu auras peut-être ta suite, pourquoi pas ?

Écrit par : Roland Fuentès | 30/08/2005

J'avais bien compris Roland, mais je pense qu'il y a matière à la poursuivre...

Écrit par : Calou | 30/08/2005

Hé oui, c'est sympa de m'encourager mais il faut déjà que je récupère de la première nouvelle, pff... pff... (je rigole, ça fait un an qu'elle est écrite...).
On verra, pour l'instant je suis dans autre chose (non, je ne parle pas que des couches à changer...).

Écrit par : Roland Fuentès | 30/08/2005

J'ose ? Allez, je vais te faire rougir un petit peu. Par moments, j'ai eu l'impression de baigner dans du Gracq...

Écrit par : Calou | 30/08/2005

Tant mieux. Tu l'as deviné, ça ne peut que me flatter. Tiens, un autre blog qui vaut le détour, et dont l'auteur, à juste titre me semble-t-il, a été comparé à Gracq, c'est celui d'Ornithorynque.

Écrit par : Roland Fuentès | 30/08/2005

As-tu Philippe Le Guillou et son "Déjeuner des bords de Loire" avec Julien Gracq ? C'est beau...

Écrit par : Calou | 30/08/2005

Non. Pas encore du moins, mais je note.

Écrit par : Roland Fuentès | 31/08/2005

Bonjour à vous tous, c'est très gentil de votre part Roland de dire cela, reprenant un généreux commentaire de Ray. Je trouve que, de ce que je connais de Gracq, l'avis de Calou me paraît très défendable.
Ce qui est drôle c'est que j'ai été amené à ouvrir ce présent commentaire en voyant le début du message de Calou ""Les Déjeuners des bords de Loire" de Le Guillou", qui est effectivement très beau, et à peu près tout ce que je connais de Gracq en ajoutant quelques bribes des essais et romans, et des extraits de la biographie de Hubert Haddad (je pense que c'est un auteur que vous devez goûter, Roland).
Si vous voulez roland je peux vous envoyez mon exemplaire à l'adresse de Salmigondis (du "déjeuner").
Je n'oublie pas "la double mémoire de DH" non plus, dont je vous ai promis de vous reparler.

Bien à vous.

Écrit par : OrnithOrynque | 31/08/2005

Excusez-moi Ornithorynque, mais je suis fatiguée ce soir et ne comprends pas bien votre message quand vous dites que mon avis est très défendable. Je suis à côté de la plaque ou il y aurait une petite part de raison?

Écrit par : Calou | 31/08/2005

Oui pardon en relisant je m'aperçois que je me suis mal exprimé : je voulais juste dire que j'étais 100% d'accord avec votre message.
PS :
même si il y a certains représentants français de la littérature de l'imaginaire (Nerval, Gracq, Haddad...), n'est-ce pas finalement une veine assez peu française?

Écrit par : OrnithOrynque | 31/08/2005

Merci bien Ornithorynque pour l'exemplaire, c'est très gentil mais je devrais le trouver à la bibliothèque (surtout qu'il y a 3 bibliothèques à Bourg, sans compter qu'il y en a aussi une dans mon village).
Concernant Hubbert Haddad, je dois en être à peu près comme vous pour Julien Gracq : quelques nouvelles lues au hasard des revues ou anthologies et un recueil de poèmes. Il fait partie des auteurs que j'ai envie de mieux connaître.
C'est vrai qu'en France les littératures de l'imaginaire ne sont pas souvent à l'honneur. Elles existent, on y trouve à peu près tout et n'importe quoi (comme dans les autres genres d'ailleurs), mais il y a des auteurs que j'adore : Julien Gracq, G. O. Châteaureynaud, Eric Faye, Claude Louis-Combet, Dominique Mainard... tous excellents stylistes et capables d'explorer, à mon sens, des territoires très personnels.

Écrit par : Roland Fuentès | 31/08/2005

Tu devrais goûter à Xavier Hanotte, Roland...

Merci cher Ornythorinque, mais vous savez, vous ne m'auriez pas vexée à défendre le contraire ;-)

Écrit par : Calou | 31/08/2005

Oui, c'est un nom que j'ai noté aussi, après l'avoir vu sur ton site. C'est cool quand même, tous ces livres qu'il nous reste à lire !

Écrit par : Roland Fuentès | 31/08/2005

Les commentaires sont fermés.