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24/05/2006

UNE HISTOIRE

La séance avait commencé depuis longtemps mais il en arrivait encore. Le parterre central était bondé, il fallait chercher sa place ailleurs, dans les travées, sur les balcons où l’espace était confiné au possible. Les plus robustes parvenaient à se hisser le long d’un pilier et à y demeurer plusieurs heures, mais il venait toujours un moment où l’attraction terrestre triomphait de leurs muscles. Lentement, leurs doigts relâchaient la pression, leurs cuisses s’amollissaient : c’était la chute. Ceux-là ne survivaient pas longtemps à leurs blessures ; il semblait que l’effort avait épuisé leurs ressources vitales. En tombant, ils écrasaient du monde ; les rangées proches des piliers constituaient des zones à haut risque. L’existence y était brève, le mouvement des populations rapide.
Sous les balcons aussi les chutes étaient nombreuses car la poussée des nouveaux venus délogeait les premiers placés. Le parterre aurait dû s’en trouver encombré, pourtant, sous le poids des nouveaux occupants, les corps se rétrécissaient jusqu’à devenir de petites pelotes de poussière, et c’était une aubaine, car nul n’aurait trouvé assez de force pour les évacuer.
Le côté inférieur de l’écran débordait de spectateurs ; on distinguait en ombres chinoises le grouillement de leurs têtes, pareilles aux particules de neige électronique des téléviseurs. Sans doute cette impression était-elle due à leur multitude et à l’extrême diversité de leurs contours, car à les regarder une par une les têtes ne semblaient plus aussi mobiles.

Il était difficile de dire si quelqu’un encore avait assisté au début de la projection. Nul ne questionnait jamais à ce sujet. Non que l’on jugeât cet aspect peu digne d’intérêt, mais ce qui défilait sur l’écran accaparait l’attention. De même, il était difficile de dire si l’écran avait toujours été aussi vide. A première vue, on n’y aurait observé qu’un drap uniformément blanc. Mais la notion de blanc appartient déjà à ceux qui ont des certitudes. Il faut croire que personne ne trouvait cette couleur si vide puisque, hormis le ronronnement du projecteur, et le choc mat des corps tombant dans la fosse, aucun chuchotement, aucune protestation ne troublait le silence.
On évitait de s’esclaffer lorsqu’un voisin périssait. Peut-être n’en avait-on pas conscience. Ceux qui ne mouraient pas sur le coup agonisaient dans le calme, par respect pour la concentration de ceux qui restaient.

L’air se raréfiait. Lorsque quelqu’un arrivait, ceux que le sort avait placés à proximité des larges battants de l’entrée pouvaient profiter de quelques bouffées d’air frais. L’ivresse gagnait les autres. Au bout d’un moment ils glissaient au bas de leurs fauteuils où ils étaient aussitôt remplacés.
Malgré sa rareté, l’air n’était pas nauséabond. Les déchets qu’auraient dû produire une telle quantité d’êtres vivants semblaient absorbés par les murs, le sol, le plafond, comme si la salle avait pourvu seule à la régulation de ces contingences matérielles. La nutrition n’était pas davantage un problème. Il se peut que l’on n’ait pas vécu assez longtemps pour souffrir de la faim.
Le roulement était rapide, il était difficile de déterminer la quantité exacte de disparus. S’ils avaient vécu davantage, sans doute auraient-ils muté comme ces êtres adaptés aux fosses sous-marines ou aux cavernes obscures. Leurs yeux auraient atteint des proportions démesurées, leurs oreilles auraient augmenté leur diamètre pour mieux capter le ronronnement du projecteur, leurs bouches auraient sans doute disparu et il ne leur serait resté qu’un orifice minuscule, une branchie étroite pour prendre encore un peu d’air.

Leur vie sexuelle était extrêmement réduite. Il arrivait que deux d’entre eux, un court instant, mêlent leurs corps et leurs souffles, mais ce n’était qu’un rapprochement dû aux mouvements de la foule et il ne pouvait être question de véritable relation intime. L’écran continuait d’accaparer leur attention, et si leurs corps frémissaient du contact, il ne fallait y voir qu’un réflexe. Les conditions n’étaient pas optimales pour la reproduction. Les femmes les plus solides, ou les plus chanceuses, survivaient à peine quelques jours, au mieux quelques semaines, et si le hasard avait permis qu’elles soient quand même fécondées, leur grossesse n’atteignait jamais son terme.

Malgré cette quantité impressionnante de vies interrompues, il ne se dégageait de tout cela aucune énergie négative. Tout se déroulait placidement, de façon naturelle, et affirmer que ce qui advenait était bien, ou mal, aurait été, là-encore, le fruit d’un esprit rompu aux certitudes. Le fait est que, discrètement, en commun, on s’éteignait. Selon toutes vraisemblances pour laisser la place à autre chose. Car il y a toujours autre chose après. De même qu’il y a toujours eu quelque chose avant. Certainement, l’écran s’éteindrait aussi, après que tout aurait disparu dans la salle. Peut-être juste après. Et sa couleur paraîtrait obscure aux amateurs de certitudes.

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Nouvelle extraite du recueil "DOUZE MÈTRES CUBES DE LITTÉRATURE" (éd. du Rocher, 2003).

Première publication dans l'anthologie "De minuit à minuit" (éd. Fleuve Noir, 2000), sous le titre "La dernière séance".

19:20 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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