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05/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ

(extrait)


medium_Passeur.jpgC'est à Aix-en-Provence, lors d’une foire aux draps, que j’ai retrouvé Maladite. Et que j’ai définitivement perdu sa trace.
Le pavé crépitait sous mille semelles. Des attelages passaient, chargés d’étoffes colorées que l’on agitait dans la lumière. La ville sifflait, chantait et riait de toutes ses gorges ; de bas en haut ses rues vibraient comme pour reprendre souffle après les temps d’épidémie.
Lui, Maladite, se tenait au milieu de la Place aux Herbes, immobile. Il récoltait sans s’émouvoir les invectives des marchands occupés à déballer. J'eus peine à reconnaître dans ce pantin blafard mon ventripotent colosse d’autrefois. A son oeil vitreux, à sa lippe ballante, je crus le gaillard miraculé de la Grande Peste. Appelé par mon commerce d’œuvres d’art dans des régions plus clémentes, j’avais échappé à ce fléau qui avait dévasté le comté, crevant en plusieurs places le mur gigantesque érigé pour le contenir.
J’approchai de Maladite. Quoique le collectionneur de tableaux ne semblât guère me remettre, je me plantai sans hésiter devant son nez : conserver des atomes crochus avec un coquin de sa trempe valait bien quelques pincées d’honneur sacrifiées. A ma vue, son visage demeura stupide et renfermé tel une huître de grands fonds. Sa redingote pendait le long de son corps décharné, son jabot de dentelle s’effilait sur sa poitrine, de la poussière recouvrait son chapeau comme si des siècles avaient passé sur lui depuis notre dernière entrevue.
Des quolibets fusèrent autour de nous, aussitôt engloutis par la rumeur de la ville. Une main enroba mon épaule pour m'attirer doucement vers l'arrière. Une maraîchère goguenarde me souffla au creux de l'oreille :
"Ne l'importunez plus, Monsieur. Le malheureux n'a pas plus de raison qu'un moineau."
Puis la bonne fille s'éclipsa au milieu la foule bariolée.

De la halle aux poissons, qui se dressait devant nous, venait une odeur de mer et de sang. Des voix bouillonnaient à l’intérieur ; les marchandes scandaient à tue-tête les prises du jour, leur poids, leur provenance, leur prix, et, selon leur bonne envie, elles glissaient un compliment aguicheur que le client recevait dans l’oreille comme un bouquet.
Sur la place, les drapiers donnaient la réplique aux poissonnières. Cela fusait, cela ricochait. La place répondait à la halle, le boucan tenait tête au raffut. Le badaud qui s’aventurait ici en pareil moment pouvait féliciter le bon Dieu de lui avoir accordé deux oreilles.
Je considérais Maladite. Désespérément immobile, prostré, pitoyable. Autour de nous la foire élevait encore la voix. Le brave monde menait sa farandole sous le soleil comme aux plus beaux jours du siècle.
L’épidémie avait laissé des cicatrices que la vie, déjà, s’employait à effacer.



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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups


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13:30 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Salut Roland.
Une bonne feuille qui donne envie de lire la suite.

Écrit par : Christian Cottet-Emard | 05/12/2006

Tant mieux, tant mieux !
Salut Christian.

Écrit par : Roland Fuentès | 07/12/2006

Les commentaires sont fermés.