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08/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (2)

(deuxième extrait)

"Quel est ton prix, la conteuse ?
- Deux louis.
- C'est bien trop cher pour une histoire. Avec pareille somme je pourrais manger comme quatre à la meilleure table d’Aix-en-Provence, boire autant qu’un mulet, et me laisser conter des épopées plus belles que la tienne par forains de grand talent. »

La vieille ne bronchait pas. Elle me regardait toujours avec cet éclat particulier dans les prunelles. C’était un regard de vieille femme, juste un regard de vieille femme. Rempli de misère, de fatigue, et d’un souvenir de joie. En guise de démon je venais d’envoyer paître une pauvre bossue. Sans me quitter des yeux, elle exhiba une pipe en bruyère plus biscornue qu’un cep de vigne. Elle entreprit de la nettoyer avec application.

« Tu parles un peu vite, marchand. D'où connais-tu la valeur d'une histoire ? Et sais-tu même que la mienne est vraie ?
– Au prix où tu la vends, elle représente assurément de la valeur. Toutefois, je trouve présomptueux d’affirmer qu’une histoire puisse être vraie.
– Elle est vraie !
– Qui me le prouve ?
- Ah, çà ! Que réclames-tu des preuves ? Il te suffit de me croire, la vérité se fera bien au bout du compte !”

La vieille m’agaçait avec ses airs de cartomancienne éclairée. Elle avait flairé mon intérêt comme le cochon sauvage flaire la truffe. J’exhibai une bourse à moitié pleine et l’agitai sous son nez pour accélérer les préliminaires. Elle agrippa mon poignet, y planta des griffes sales, et serra si fort que je dus lâcher la bourse. Elle la fit disparaître à l’intérieur de ses haillons en poussant un grand soupir de bonheur. Elle pouvait ! La bourse contenait beaucoup plus que deux louis.
La bossue planta son coccis dans un sac de farine. Elle m’emprunta quelques pincées de tabac qu’elle enfourna sans se hâter dans sa pipe biscornue, puis elle tapota mon chapeau pour m’indiquer d’ouvrir en grand mes oreilles.

"Puisque c'est toi, marchand, qui vas recevoir mes paroles, je souhaiterais qu'en sus de m’écouter avec zèle – pour deux louis tu le feras sans peine – tu conserves longtemps leur souvenir. »

La vieille avait du souffle, mais elle aimait fumer. Elle se plaisait surtout à aiguiser mon impatience. J’étais partagé entre l’envie de lui écraser la tête contre un mur, et celle de me glisser dans son histoire pour en savoir le fin mot. Heureusement pour son crâne, la seconde envie l’emporta sur la première.

« Je vais donc réchauffer dans la lumière ces quelques années, ce bout de vie qui a scellé le sort de Maladite. Je te raconterai des choses que lui-même a ignorées. J’en connais aussi d’autres, de plus profondes ; mais celles-là, tu ne les apprendras pas plus qu’un autre. »

Elle ricana en tirant sur sa bouffarde, puis repartit lentement. Elle s’était mise à parler si bas que je dus me rapprocher. L’odeur de mon tabac dans sa pipe me devenait étrangère. Ses mots sonnaient à peine contre mes tympans. Les passants me considéraient curieusement ; ils n’avaient pas un seul regard pour la vieille. Comme si j’étais seul sur le pavé, accroupi dans une position grotesque.
C’est ainsi que pour deux louis – et même davantage – j’héritai de l’histoire qu’à mon tour je m’en vais vous conter.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, janvier 2007


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18:00 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

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