17/04/2005
Lignes de fuite
Depuis quelques heures les paysages fuyaient de toutes parts.
Les prairies volaient, le ciel engloutissait des villages, les cluses gisaient au fond d’un fleuve qui le matin même ne formait pas l’ombre d’un ruisseau. Dans la vallée, la cité n’était plus visible. Elle avait attiré contre son coeur remparts et collines ; on devinait tout ce petit monde autour d’elle, solidaire du grand corps menacé par un caprice de la géométrie.
Des églises haut perchées menaient la résistance. Elles invoquaient le Tout Puissant, sonnant à pleines cloches pour exister encore dans ce vacarme de montagnes froissées.
Nous avions trouvé refuge dans un monastère. Un bâtiment malmené par le vent, dont les portes avaient été arrachées, et qui dansait sur sa crête comme un étourneau dans la bourrasque. La communauté qui vivait là se tenait ramassée tout entière dans le fond d’une salle obscure. Évaluer le nombre exact des fidèles se révélait impossible tant ces derniers, agglutinés contre celui qui semblait être leur chef, s’entêtaient à ne former qu’un seul corps. Un corps immobile qui poussait d’une même voix des incantations lentes, quasiment inaudibles à cause du tumulte. S’y mêlaient quelques lansquenets surpris sur le chemin de la Bohême, et qui avaient été bien inspirés de caracoler jusqu’à ce refuge. Leurs vêtures bariolées tranchaient dans ce salmigondis de soutanes défraîchies. Entre deux bures brunes et râpées, on apercevait un pourpoint multicolore ; plus loin, un pantalon bouffant rouge et or ou quelques rubans verts affleurant à la surface du mélange brunâtre.
Dans les hauteurs, quelque chose craquait. Des tressaillements parcouraient les murs. Les voûtes, à peine visibles dans la pénombre, frissonnaient en exhalant des relents de pierre blette. Il nous fallut trouver notre place en périphérie de la masse humaine ânonnant à nos pieds, car une froidure exhalée depuis les couloirs sans porte s’insinuait sous nos vêtements. Mes compagnons avaient déposé leur paquetage d’étudiants à l’entrée de la salle. Le vent emportait déjà les plus modestes baluchons. Timidement, presque horrifiés à l’idée du contact avec ces êtres rampants, nous nous glissâmes dans les rangs. Une sensation de chaleur nous accueillit. Nous flottions dans une torpeur bienvenue, rassurés, à peine étonnés de sentir nos lèvres entonner les mêmes incantations que les autres.
L’abbé portait une madone en marbre, et décrivait des mouvements circulaires soigneusement coordonnés. La madone s’élevait-elle, visage tendu vers la voûte invisible, notre chant s’enflait aussitôt, accompagnant son ascension. La main de l’abbé faisait-elle mine de diriger la figurine vers le bas, notre complainte devenait murmure, puis chuchotis à peine posé sur notre souffle retenu. L’opération se répétait, durait. Depuis quand la vierge dansait-elle ainsi au bout du bras orné de lourds bracelets dorés ? Blottis dans le creux douillet de la foule, tandis qu’au dehors, au-dessus, au-dessous, partout autour de nous le monde dansait la gigue, nous avions perdu la notion du temps.
Parfois l’un d’entre nous disparaissait. Son corps s’élevait, bulle de savon flottant au-dessus de nos têtes, puis un courant le balayait. L’obscurité gommait sa trajectoire. Lorsque la madone fut emportée, l’abbé, qui l’accrochait d’une main ferme, disparut à son tour, laissant place au silence car nul meneur désormais ne nous incitait plus à chanter.
Des ornements, qui avaient dû honorer la salle principale du monastère, quittaient les murs. De longues pièces de drap claquaient dans les airs, planaient un instant avant de se diriger vers le but qui leur était fixé. Tout comme les choses, les êtres et les paysages, la logique de ces déplacements fuyait. Nulle constance dans la tournure des événements, nulle théorie formulable. Ce qui était une ligne devenait une courbe. Ce qui se courbait s’allongeait. Ce qui se voyait disparaissait dans un creux de l’espace sans même laisser une poussière en souvenir.
Juste avant que l’univers ne perde l’équilibre, Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen avait écrit : “Dans ce monde à l’envers, rien n’est plus constant que l’inconstance”. Les quelques tomes de son Simplicius Simplicissimus, que je gardais serrés dans ma besace, s’en échappaient à présent, voletaient au niveau de mes yeux, puis empruntaient des directions antinomiques. Certains s’ouvraient aux quatre vents, virevoltaient un instant avant de s’éloigner en planant. D’autres demeuraient aussi fermés que des huîtres, et lorsqu’ils filaient dans l’espace ils laissaient entendre un vrombissement d’insectes bougons.
Prostrés la plupart du temps, nous crachotions des bribes de conjectures. Sur l’apesanteur, sur la ligne de fuite des corps dans l’espace, sur le point focal de l’univers qui s’était déréglé. Mes compagnons activaient dans leurs mémoires des raisonnements que leurs maîtres leur avaient inculqué à l’université. Ils ne parvenaient qu’à remuer des sédiments grisâtres, impuissants à capter la moindre étincelle de rationalité. Pour ma part, je n’avais jamais brillé par mes aptitudes à l’exercice scientifique, et tout ce que je voyais me ramenait à mes lectures. Simplicius se dressait devant moi, minable et grandiose, gredin magnifique. Il ricanait tristement dans l’obscurité de la salle encombrée.
Les crêtes bougeaient sous les fondations du monastère. Des blocs devaient se détacher, rouler dans un ravin. Nous entendions le choc des pierres partout autour de nous, derrière ces murs qui ne tenaient plus, peut-être, que par un miracle de notre imagination.
Nous ne dormions pas. Le sang battait à nos tempes, faisait gonfler nos paupières. Sa pulsation était lourde. Il semblait qu’au dedans de nous un fleuve envasé roulait des galets gigantesques.
Les lansquenets s’animaient. Secouant leurs membres, leurs chefs haut levés, ils s’évertuaient à grimper sur l’échine de leurs voisins. Leurs mouvements produisaient des vagues colorées à la surface de notre nuit. Respectueux en pénétrant dans le lieu saint, ils avaient déposé leurs lances interminables à l’entrée de la salle. Celles-ci s’étaient ramollies comme cannes en rotin plongées dans l’eau bouillante. Elles se lovaient à présent autour des baluchons de mes compagnons, leurs pointes visitaient le contenu de leurs in quarto, feuilletaient sans malice des traités de physique élémentaire.
Les propriétaires des lances peinaient à gagner la surface du bouillon brun de soutanes et de bures mêlées. Leurs bras enrubannés brassaient l’écume d’un océan inerte car nous demeurions prostrés comme à la première minute du cataclysme.
Le plus vigoureux des lansquenets parvint à rejoindre le seuil de la pièce. Il s’ébroua, jeta une oeillade méprisante à sa lance devenue liane lettrée, et disparut sans avoir le temps de changer d’air dans la tranchée qui venait de s’ouvrir à ses pieds. Car le monastère à cet instant, pierres et locataires mêlés, se vidait par le bas.
Nous tombions. Plus rien de ce qui l’instant d’avant se dressait encore ne tenait debout. Rien n’était plus fixé à rien, nulle part. Nous tombions, libres d’attaches. Nous ne faisions plus rien d’autre. Comme si la chute était devenue un état permanent de la matière.
Les planchers avaient filé en tête. Notre groupe avait suivi, sans se disloquer vraiment. Certes, les fidèles massés sur le pourtour, et les lansquenets qui avaient précédemment réussi à s’extraire du lot, tombaient désolidarisés, menaient leur chute en privé avec la meilleure application du monde. Sinon notre masse hétéroclite chutait de concert, liée sans doute par un communautarisme de circonstance.
Le but de notre chute, comme toute affaire en ce jour, n’était rien moins qu’imprécis. D’autant qu’au-dessous la nature des choses variait. Des champs se creusaient, devenaient cratères en un clin d’oeil. D’épais bosquets d’épiceas s’affalaient comme des bûchettes sous le souffle d’un enfant, laissant un pré tout neuf en souvenir. Le fleuve enflait, débordait, créait des lacs, des cours d’eau qu’un caprice du vent pouvait jeter aux nues dans le même instant. Nous tombions, cela durait, et il s’avérait de plus en plus douteux que notre chute fût verticale.
Le premier lansquenet toucha terre bien avant nous. Il tituba un peu, puis retrouva la station debout sans paraître affecté outre mesure. Lorsque nous atterrîmes il avait déjà gravi un petit promontoire, d’où il adressait des signes énergiques au reste de sa troupe.
Le sol détrempé accueillit placidement nos semelles. Quelques éclaboussures boueuses piquetèrent nos chausses mais nul ne perdit l’équilibre. Le vent ne soufflait plus. Les éléments avaient retrouvé un ordre stable.
Notre groupe se disloqua naturellement, chacun retrouvant ses affinités premières. Les lansquenets se massèrent au pied du promontoire pour recevoir les directives de leur chef. Après un temps d’écoute, ils époussetèrent avec soin leurs vêtures compliquées, récupérèrent leurs lances qui, rigides comme au premier jour, étaient venues se ficher dans une motte de terre meuble, et se mirent en marche pour tenter de rejoindre avant la nuit les positions de l’ennemi.
L’abbé à la madone était perché sur une branche à quelques pas de nous. Il demanda qu’on le descende. Une fois au sol, il cracha deux fois dans ses mains avant de les claquer vigoureusement pour inviter son monde à s’apprêter pour les vêpres.
Empilés sous un sapin, les tomes du Simplicius Simplicissimus m’attendaient. Pas un seul ne manquait. Leur entassement scrupuleux respectait la chronologie que Grimmelshausen avait donnée aux aventures de son héros.
Mes compagnons aussi avaient repris possession de leurs baluchons. Ils s’étaient plongés dans la lecture d’épais volumes de physique et, allongés à même le sol boueux, adoptant des postures philosophiques, ils semblaient décidés à occuper les lieux pour quelque temps.
La nuit vint nous coiffer doucement. La nature exhalait une fraîcheur odorante, mélange de pollen et de terre. Il n’y avait aucune raison pour que le sommeil se refuse à nous.
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(nouvelle extraite du recueil : "Douze mètres cubes de littérature", éd. du Rocher 2003, précédemment publiée dans le journal "Place aux sens n°7").
10:00 Publié dans Livre | Lien permanent