02/11/2005
L'oeuf
Après qu’il eut passé la nuit enfoui dans l’édredon, le crâne enseveli sous un tumulus de coussins, Bénézet risqua la tête au dehors de son abri. Il retira ses boules Quies et aussitôt, la sirène qui hurlait depuis la veille au soir lui vrilla les tympans. Il semblait que l’intensité du son s’était encore accrue et Bénézet se crut bien frappé de folie. Il décrocha le combiné, composa le 18, mais la voix qui lui répondit mourut au bout du fil, dominée par la stridulation lancinante qui emplissait maintenant tout l’ appartement.
Bénézet se dirigea vers la cuisine, d’où le son semblait provenir. Il tituba en ouvrant le frigo, et dans un réflexe inopiné, empoigna le plus petit des oeufs. Le hurlement cessa, le bruit devint ronronnement. A l’aide d’une aiguille, il pratiqua une petite ouverture sur la coquille. Un sifflement aigu se fit entendre et l’instrument fut aspiré à l’intérieur, comme par succion. Bénézet lâcha l’objet qui rebondit sur le parquet sans se briser, avant de rouler et d’achever sa course contre le pied d’une chaise. Le silence emplit la pièce et Bénézet se trouva l’air bête, mains en appui sur les cuisses au-dessus d’un oeuf. Agacé, il sauta à pieds joints sur la petite boule beige, qui fit entendre un craquement. Au milieu des coquilles éclatées, l’aiguille brillait, propre et sèche sur le linoléum immaculé. Bénézet secoua la tête, s’en retourna vers sa chambre et se plongea avec délices dans les draps pour achever sa nuit. Avant de fermer les yeux, il pensa que personne ne le croirait jamais si la fantaisie le prenait de raconter ce qui lui était arrivé.
Il rêva qu’un oeuf gigantesque aspirait la mémoire de l’univers, laissant à sa place un cosmos en apesanteur, vide de toute histoire.
En ouvrant les yeux, il s’étonna que le cadran du réveil marque une heure aussi tardive. Il avait perdu au lit la moitié de son dimanche. Comme il réchauffait le café de la veille, il remarqua au pied de la table en formica des éclats de coquille, curieusement propres, sur lesquels dormait une aiguille, qu’il ramassa et remit dans la boîte à couture. Puis il balaya les débris d’un coup de brosse, les jeta dans le sachet plastique suspendu au loquet de la porte, et sortit pour profiter un peu de son dimanche.
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(Nouvelle extraite du recueil "Douze mètres cubes de littérature", éd. du Rocher, 2003
Première publication : NRF n°548, éd. Gallimard 1999)
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