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06/05/2006

LE MUR ET L'ARPENTEUR

(extrait inédit)

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Il y avait à l’ouest de la ville une rivière qui contournait paresseusement quelques collines avant de déboucher sur le plat pays. Et de là, menait à la mer.
Avec ses premiers salaires Olfan avait acquis un bateau. Une coquille de noix déjà usée, mais qui possédait une voile et se laissait manier sans caprice. Le vieux renard qui la lui avait vendue pratiquait la pêche à la crevette. L’odeur persisterait longtemps, avait-il déclaré en frictionnant son menton râpeux. Sauf si Olfan faisait courir longtemps son bateau sur la mer. L’haleine du vent salé emporterait les odeurs, prédisait le vieux.
Il avait bien compris qu’Olfan ne pêcherait jamais la crevette. Le nouveau propriétaire affichait des airs de poète égaré. Il n’utiliserait pas la mer comme un garde-manger. Le pêcheur avait de l’intuition : les jeunes de l’espèce d’Olfan passent sur la mer comme des caresses sur le dos d’un corps aimé. Ils n'y cherchent aucun profit. C’est que le leur est assuré. Aussi détiennent-ils le privilège de pratiquer des loisirs.

Levé tôt le dimanche, l'Arpenteur sautait dans la première charrette et se laissait conduire au port fluvial. Son embarcation l’attendait, amarrée au côté d’autres barques de dimensions équivalentes. Bien vite, il avait gagné l’eau vive. Son esquif glissait entre les collines, rangs d’épaules vertes et velues affalées le long des rives.
La vitesse augmentait, les épaules se tassaient, s’enfonçaient dans le sol, disparaissaient. Olfan guidait son esquif sur le plat pays. Ses narines frémissaient. L’odeur du sel et des goémons devenait palpable bien avant que n’apparaisse, dans le tremblé du lointain, la grande cour des vagues.
Il fallait que l’esprit s’accoutume à cette vision. Révélé brusquement, l’infini peut ébranler jusqu’à l’âme.

Au bout d’un temps, le regard rencontrait des obstacles. Des formes vaporeuses s’inscrivaient à la lisière de l’eau et du ciel. C’était un navire marchand, que l’on n’avait pas vu d’abord en dépit de sa carrure. C’était une frégate, toutes voiles dehors, découpant l’horizon en petits morceaux de puzzle. C’était un cachalot, projetant sa masse énorme dans l’air marin pour bâtir en retombant des cathédrales d’écume.
Olfan gagnait la haute mer. La côte s’estompait derrière lui. La ligne plane de l’horizon formait à présent un cercle parfait dont il était le centre. Il s’enfonçait dans cet espace dépourvu de repères. Pour autant, les scènes animées sur la ligne de coupe n’en demeuraient pas moins lointaines, immatérielles. Olfan était seul avec des images, qui pouvaient aussi bien être nées de son esprit.
Seul le sillage du petit voilier attestait d’un mouvement. On ne devait pas se trouver si loin de la côte puisque des mouettes passaient encore, lâchant des éclats de voix éraillée. Ceux-ci ricochaient sur le pont, glissaient contre le mât en chuintant, s’engouffraient dans les oreilles.
Olfan affalait la voile et se laissait dériver. Allongé sur le dos, les bras en croix, paupières mi-closes, il perdait la notion du temps et de l’espace. Il sentait sous lui la poussée, énorme et retenue, de gouffres profonds. La respiration de cette masse colossale faite d’eau, de sel, de végétaux et de créatures marines ballottait à peine son embarcation, lui causant une légère sensation de vertige.
Au-dessus le ciel chassait des bancs de nuages. Formes blanchâtres, tantôt replètes, tantôt maigres et échevelées, cavalcadant à l’aplomb de sa position. Des visages lui apparaissaient : leurs bouches remuaient curieusement, leurs yeux s’agrandissaient. Le vent forcissait un peu, et tout ce monde penché sur lui redevenait nuages.
Le bateau tournait lentement sur son axe. Des courants le portaient durant quelques mètres, des vents contraires le cueillaient, déviant plusieurs fois son itinéraire somnambulique.

Lorsque le soleil menaçait de craqueler sa peau, Olfan s'asseyait, étourdi. Il levait les voiles sans douter de la direction à prendre pour regagner la côte. Le mur se dressait au bout du parcours. Il lui suffisait de se laisser guider. Même lointain, même invisible, le mur était plus fiable qu’une boussole. Où qu’il se trouvât, par un instinct qu’il tenait depuis l’enfance, Olfan savait lire dans l’espace la position exacte de l'édifice.
Il calait son cap sur la terre, tournait le dos à la fresque vaporeuse plantée sur l’horizon. Là-bas, le navire marchand poussait toujours sa masse épaisse, la frégate découpait des puzzles d’écume, et le cachalot, inlassablement, édifiait des cathédrales éphémères.

La côte se matérialisait. Le plat pays surnageait, tapis d’herbes rases jeté derrière l’étale grise.
En découvrant par la mer cette plaine striée de canaux innombrables où des collines s’affaissaient sous les assauts du vent, Olfan concevait la raison d’être du mur. Hommes ou dieux, ceux qui l’avaient érigé devaient faire preuve d’une science aiguë de la divination. Depuis la nuit des temps, ils avaient compris ce qui nécessiterait plusieurs millénaires de sciences balbutiantes et de régressions obscurantistes. Les pères du mur savaient que le plat pays, un jour, serait submergé. Un jour, ce bout de monde, ces landes, ces villages, ces cités et ces forêts s’endormiraient au fond des eaux. Dès lors, le mur. Pour protéger quoi ? Pour sauver qui ? Olfan épuisait les conjectures comme on effeuille une marguerite.
Les cheveux battant au vent, la main négligemment posée sur le gouvernail, il avalait à pleins yeux l’image de ce port qui approchait. Ce port qui bientôt n’aurait plus de raison d’être. Qui appartenait déjà au passé. Comme la ligne d’horizon. Comme les images. Comme la ville. Comme les friches. Comme Olfan lui-même.

10:34 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

si je peux me permettre Roland, je trouve ça maladroit : "découpant l’horizon en petits morceaux de puzzle".

Écrit par : Calou | 13/05/2006

Les commentaires sont fermés.