08/05/2006
LE MUR ET L'ARPENTEUR
(autre extrait inédit)
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“Vin de menthe ? Bière d’orange ? Liqueur de moelle ? Ne te refuse rien, c’est moi qui régale et mon histoire est longue. Tu auras le gosier sec avant d’en avoir entendu la moitié.”
Olfan soupirait depuis une heure pour qu’Altamaria lui raconte les dernières péripéties de sa vie amoureuse. Mais la lingère faisait durer le plaisir. Elle avait inspecté une douzaine d’auberges avant de choisir celle qui lui convenait. La luminosité, le contraste, l’ambiance musicale constituaient à ses yeux des critères de choix incontournables. Le diable seul devait comprendre ce que cette auberge là possédait de plus que les autres. Olfan n’y voyait que tables et chaises chargées de buveurs, aussi bruyants qu’ailleurs. Quant au duo clavecin et trompette qui accompagnait une strip-teaseuse à petites fesses, il ne jouait que des airs très communs.
Un serveur apporta deux blanc-fraise qu’Altamaria régla sur le champ. Puis elle inspira profondément, logea confortablement sa poitrine sur la table, et entreprit de satisfaire l’impatient :
“C’est arrivé ce matin, juste après que tu m’aies renvoyée à mes blouses. Têtue comme tu sais, j’étais décidée à te coincer – et je le suis toujours – au bas des marches. La porte de l’immeuble était grande ouverte sur la rue. Le vent la faisait battre. Je m’approche dans l’intention de la fermer, je glisse un oeil au dehors, par pur réflexe, et j’aperçois ma morue sur le trottoir d’en face, la langue fourrée dans la bouche de l’apothicaire. La main collée sur son bas-ventre, elle besognait le type en pleine rue comme la madone des bordels.”
Les verres, sans attirer beaucoup l’attention, s’étaient vidés. Altamaria commanda une seconde tournée. Elle engloutit sa part avant que le serveur n’ait pu s’éloigner, commanda aussitôt un troisième blanc-fraise, et replongea son regard dans celui de l’Arpenteur.
“La garce, au beau milieu d’un trottoir qui rougissait de honte, était en train d’embobiner le bourgeois comme elle l’avait fait avec mon homme. Lui, bientôt mûr, a poussé les volets de son commerce, rajusté son chapeau, et il s’est mis à lui coller au train dans la première ruelle qui s’offrait.
Les abeilles me sont montées à la tête. Il me fallait de l’air frais : en trois pas me voilà sur le trottoir d’en face, en quatre dans la ruelle où garce et bourgeois trottinaient à fesses-que-veux-tu.
Peu de monde à cet endroit. Seulement, de loin en loin, quelque badaud levant des yeux attendris sur ce couple frais éclos. J’avais envie de mordre. J’aurais grignoté le nez de tous ces esclampés si mes tourtereaux n’avaient pas filé si vite.
Les venelles obscures succédaient aux venelles obscures. Je pistais à bonne distance pour ne pas attirer l’attention. Le trajet durait. Mes pieds butaient sur des pavés déchaussés, sur des herbes grasses que le mauvais entretien de la rue laissait proliférer.
Quand la garce a fait signe à son bourgeois de la suivre sur le perron d’une maison jaunâtre, les abeilles ont remis ça. Ça empestait le mauvais goût de la haute : une tourelle vert pistache coiffait la construction, spacieuse et plutôt neuve. Une grande face jaune avec des fenêtres qui vous jetaient un regard acide. Je savais que mon homme vivait là, quelque part dans un coin de cette immonde garcière. Et j’avais encore plus envie de mordre.
Ils se sont engouffrés à l’intérieur. Avant que la main mécanique n’ait tout à fait refermé j’étais dans le hall. Désert, à l’exception d’un portemanteaux. Le carrelage gris clair et souple sous le pied, qui ne reflétait aucune image, ressemblait à une gomme sale. Un escalier couvert de velours rouge – comme si les escaliers pouvaient prendre froid ! – menait vers un étage. Le rire de la garce et le halètement rauque de l’apothicaire cascadaient jusqu’à moi. Une porte a claqué. Un lit s’est mis à grincer, d’abord de manière désordonnée, puis de plus en plus régulièrement. J’avais un peu de temps.
Intérieur cossu, pièces vastes. Cette bourge à fesses rondes n’était pas la plus malheureuse des guenons. Elle habitait seule. On remarque facilement ces choses là, il y a toujours des indices pour trahir les habitudes des gens. La décoration des murs, le choix des tapisseries, des meubles : tout ça n'avait pu être choisi par plusieurs personnes. Je sais comment ça fait d’aménager à deux ; avec mon homme on s’est pas mal cognés pour des histoires de bibelots ou de papier peint. Lui avait un faible pour la teinte lie de vin, et il aurait tapissé tous les murs avec les meilleurs crus de sa cave, tandis que moi, je voyais plutôt la cacahuète : appliquée en couche épaisse sur les murs, la cacahuète diffuse un parfum agréable, et protège les jeunes ménages du mauvais sort. Lui et moi, on a copieusement débattu, et boudé beaucoup, avant de trouver un compromis : le jus d’aubergine. Cette teinture là, on ne l’appréciait ni l’un ni l’autre. C’était au moins un terrain d’entente.
Cette garcière ne possédait qu’une seule âme. Sombre et morne comme un puits abandonné.
En moins de cinq minutes j’avais fouiné dans toutes les pièces et je m’effrayais de ne trouver nulle trace de mon homme.
Revenue dans le couloir principal, j’ai longé la chambre. Les tourtereaux approchaient de l’extase. Le sifflet rauque de l’apothicaire avait perdu de sa force ; il poussait de petits glapissements, presque canins. La furie, par contre, produisait des vagissements puissants, qui emplissaient tout le volume de la chambre. Le bois du lit a choqué plusieurs fois contre le mur. Le sommier a grincé encore un peu. Après, je n’ai plus rien entendu, si ce n’est, dans le silence de la chambre, un ronronnement d’abord timide, puis, de seconde en seconde, plus affirmé : l’apothicaire s’était mis à ronfler.
La poignée de la porte a tourné. Le temps de me caler dans l’angle de l’escalier, la furie posait déjà le pied dans le couloir. Robe de chambre bleue, pantoufles roses, chevelure dévastée comme un champ de blé après l’orage. Mes dents s'allongeaient à la vue de cet épouvantail repu de plaisirs troubles.
En moins de temps qu’il n’en faut pour claquer la langue, elle avait poussé la porte d’un escalier, et s’était enfoncée dans l’obscurité. L’escalier, j’en ai pris conscience lorsque à mon tour je m’y suis engagée, exhalait une odeur de terre mêlée à quelque chose de plus désagréable. Ça tenait à la fois de l’humidité, de la sueur et des excréments humains. L’odeur s’est intensifiée quand j’ai pénétré à l’intérieur d’une cave voûtée, faiblement éclairée par quelques bougies.
La garce me tournait le dos. Mains sur les hanches, campée sur ses jambes dans une posture autoritaire, elle faisait face à une dizaine de bonshommes vautrés à même la terre battue. Parmi eux, amaigri mais toujours gaillard : le mien !
Et la typesse qui leur envoyait à la figure :
“Toujours là ? Vous ne mourrez donc jamais !”
ou quelque chose dans le genre, avec son accent de la haute, glacial et tranchant comme un rubis. Elle secouait la tête :
“Voilà des semaines, des mois que vous auriez dû mourir. Vous n’avez donc jamais faim ? Si quelqu’un se moque de moi ici, j’aimerais bien l’entendre. Allez, avouez !”
Elle dansait d’un pied sur l’autre en agitant ses poings fermés au-dessus d’elle.
“ Si vous vous obstinez à durer, je n’aurai bientôt plus de place !”
Sa voix devenait mielleuse.
“Imaginez un peu : j’en ai un là-haut, qui ne devrait pas tarder à vous rejoindre. Prétendrez-vous que cet homme trouvera ici les conditions idéales de recueillement pour passer de vie à trépas ?”
Mes ongles s’aiguisaient. J’avais des tranchoirs au bout des doigts, une baïonnette sur le front, de la dynamite au bord des lèvres. Un chaudron rouillé pendait au-dessus de moi. Chaudron décroché. Chaudron saisi à pleines mains. Chaudron sonnant sur le crâne de la garce. Le temps d’un soupir de souris, l’affaire était réglée. Crevée la morue ! Exit la voleuse d’hommes ! Brûle en enfer ! Hourra ! Hourra !”
Le serveur s’était approché d’Altamaria, craignant un malaise à la voir si congestionnée. En vérité la lingère n’avait jamais tant respiré la santé. Elle commanda un nouveau blanc-fraise.
09:35 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
C'est quoi les blancs-fraise ???
On peut fumer le cigare en buvant ça ?
Écrit par : P.A.G | 12/05/2006
C'est comme les rouges-concombre, mais en blanc... et en fraise.
Pour le cigare : essaie avec un Partagas-Chantilly, tu m'en diras des nouvelles !
Écrit par : Roland Fuentès | 13/05/2006
Ces accordailles hardies me rappellent une recette de mon maître à penser, le grand Gaston Lagaffe : la morue aux fraises (à déguster au bureau bien planqué derrière la pile de courrier en retard).
Écrit par : Christian Cottet-Emard | 13/05/2006
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