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14/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (IV)

(4ème extrait)

La grange avait été vidée. Il restait seulement un carrosse en mauvais état, que nul charognard n’avait eu la patience de découper. Car dans cet univers de portes murées tout se morcelait pour être passé, à la nuit tombée, par les fenêtres. De grandes quantités d’objets étaient ainsi déménagées dans les maisons condamnées. On apportait des scies, des marteaux, des haches, et on découpait lentement, dans le fin fond des caves, en prenant soin de colmater portes et fenêtres, car les épidémies n’arrêtent pas la curiosité mal placée. Qu’il pleuve à verse ou qu’il grêle du plomb, vaillantes entre les vaillantes, les oreilles indiscrètes continuent à courir les rues.
Cette maison était donc un passage fréquenté. Aussi Maladite restait-il sur ses gardes. Quelqu’un pouvait surgir à tout instant, et qui serait peut-être moins inoffensif que Pélissard.

La nuit venue, Maladite revêtit sa panoplie de pénitent noir et sortit dans la rue par une fenêtre. L’air transportait l’odeur du feu, et de la mort. Nul piéton sur la chaussée. Nulle commère sur le pas des portes, pas le plus petit medium_Untitled-1.14.jpggrincement de fenêtre. Le silence écrasait ce faubourg où même le souvenir du vinaigre était évanoui depuis longtemps. Maladite arpentait les artères d’un cadavre gigantesque.
A l’approche du centre, le grand corps de la ville remuait un peu. Des cris, des appels retentissaient, des râles, des plaintes et des pleurs parvenaient de divers points. C’était la voix d’une ville à l’agonie. Des attelages roulaient, on croisait des gendarmes à cheval. Des ecclésiastiques aussi, en grand nombre. Suant sous la bure, soufflant et crachant comme des pouliches surmenées, le petit peuple des hommes de foi s’activait auprès des mourants, recueillant ici une ultime confession, portant là-bas un dernier sacrement. Si le Seigneur négligea de s’intéresser personnellement au fléau, il faut tout de même reconnaître que ses serviteurs s’y employèrent pour lui. Curés et vicaires des différentes paroisses se dévouèrent tant et plus qu’ils y laissèrent presque tous la vie.
Des hommes ramassaient les cadavres et ils les empilaient sur des tombereaux avant de les emmener aux « parfumeurs », qui avaient allumé d’immenses brasiers. Les gens mouraient beaucoup trop vite. On comptait plus de mille décès chaque jour ; l’espace manquait dans les cimetières.

Sur la place de l’hôtel de ville s’orchestrait un va et vient continuel de chariots et de personnes. Dans des brouettes, on entassait des cadavres de chiens, par dizaines. Parce que susceptible de propager l’épidémie, toute bête errante devait être abattue sans état d’âme. S’ils avaient cru en Dieu, les chiens lui auraient demandé de préserver leurs maîtres, et de ne pas avoir à sortir dans la rue pour trouver pitance. Les bêtes abattues étaient directement jetées dans le port. Leurs cadavres y flottaient quelque temps, puis revenaient sur le rivage, le ventre gonflé. Ils pourrissaient au soleil en dégageant une odeur épouvantable.
Les compagnies de la milice qui sillonnaient Marseille en permanence rendaient toute progression difficile. La tenue de pénitent noir, si elle conférait à Maladite une certaine autorité, le rendait aussi visible qu’une vache grasse en plein désert. Or, que dire de ce prêtre esseulé, flânant par les rues en pleine tragédie tandis que ses semblables se réunissaient dans les églises, s’affairaient auprès des mourants, organisaient des processions ?
Il se cala dans l’ombre d’un porche, auprès d’un cadavre de chien suffisamment nauséabond pour lui garantir la solitude. Un attelage se rapprochait. Deux mules tiraient un tombereau rempli de cadavres. En guise de corbeaux on avait enrôlé trois galériens, leur promettant la liberté si la peste les épargnait. Comme c’était usage courant, on avait pris soin d’incorporer un Turc au trio pour étouffer dans l’œuf toute velléité de fuir. Un gendarme à cheval suivait, distribuant des ordres pour presser l’ouvrage.
Maladite laissa filer le tombereau, puis il sortit de sa cachette. « Qui va là ? » demanda le gendarme en voyant une ombre se dresser devant lui. Pour toute réponse, le colosse lui sauta au col et lui fit mordre la poussière. Là, il lui demanda « pardon », et il l’assomma le plus délicatement possible.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, en janvier 2007

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13:30 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Dire qu'il va falloir attendre janvier pour connaitre la suite et la fin !

Écrit par : Nuel | 16/12/2006

Hé, hé. C'est bientôt, bientôt. Surtout que cet aprèm, je balance un cinquième et dernier extrait...

Écrit par : Roland Fuentès | 18/12/2006

Les commentaires sont fermés.