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18/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (V)

(5ème extrait)

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Les quatre hommes aperçurent quelques patrouilles qui les saluèrent de très loin. Hormis cela ils ne croisèrent pas âme qui vive. Le ciel pesait sur un pays recroquevillé dans le malheur. Un pays à l’abandon. La campagne se composait une figure hirsute ; des herbes poussaient au milieu des chemins, des branches mortes encombraient les voies. Seul signe de présence humaine : ces grands feux, aux abords des villages. On brûlait quantité d’habits, de meubles, d’objets intimes ayant appartenu à des malades. On brûlait des charrettes, des granges, des maisons. Le pays tout entier partait en fumée. Chaque créature, chaque chose s’acheminait vers sa combustion. Il y avait en cela un fatalisme terrible.
Les corps qui tressautaient, entassés pêle-mêle dans le tombereau, avec des gorges noires et des bubons plein la figure, participaient à cette apocalypse tranquille. Tas de chairs en sursis, appelées à devenir cendres lorsque leurs convoyeurs décideraient de s’évanouir dans la nature... Les bagnards évitaient de croiser ces regards éteints. Ils fixaient ardemment la route, le ciel, un point indifférent de l’horizon, tant il leur semblait que la peste aujourd’hui s’attrapait par les yeux.
Le Turc ne disait rien, mais ce que les mots n’exprimaient pas, son visage l’exprimait pour lui. C’était une figure aux reflets changeants, virant du sombre au lumineux, de la douleur au plaisir, de la haine à la compassion dans le même instant. Une figure étrange et familière, comme il en revient dans certains rêves. Sans doute eût-il perdu de son mystère s’il avait parlé notre langue. Ses compagnons d’infortune le traitaient avec un mélange de crainte et de respect qu’ils n’auraient pas témoigné à un infidèle sans être enchaînés à lui jour et nuit.
Celui que le nerveux nommait « Grand » parlait à peine le français. Encore ses paroles résonnaient-elles avec un fort accent germanique. Il s’exprimait beaucoup moins que le nerveux, et seulement en situation d’urgence. Son regard brumeux s’enfonçait dans le paysage comme dans un océan ; nul n’aurait su dire ce qu’il en rapportait.

La nuit, personne ne trouva le sommeil à cause de la puanteur dégagée par le tombereau. Maladite résolut de lever le camp bien avant l’aube afin de couvrir rapidement la distance qui les séparait du pays d’Aix.
« Tu crois que ton stratagème va fonctionner longtemps ? demandait sans cesse le nerveux en se plaçant sous le nez du colosse.
_ Evidemment, nabot fougueux et fatiguant. Voilà bientôt vingt-quatre heures que tu me poses cette question… Tu ferais mieux d’économiser ta salive car tu risques de me la poser jusqu’au bout !
_ Nous avons eu de la chance, hier, voilà tout. Avec l’odeur, nous aurons bientôt tous les gendarmes du comté sur le dos. Tu devrais nous relâcher, et courir droit devant toi si tu veux encore vivre un peu. Pour ma part, je n’y crois plus un instant.
_ Il suffit que j’y croie seul. Car j’y crois bien assez fort pour tenir tête à vos doutes.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, en janvier 2007

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