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24/05/2006

UNE HISTOIRE

La séance avait commencé depuis longtemps mais il en arrivait encore. Le parterre central était bondé, il fallait chercher sa place ailleurs, dans les travées, sur les balcons où l’espace était confiné au possible. Les plus robustes parvenaient à se hisser le long d’un pilier et à y demeurer plusieurs heures, mais il venait toujours un moment où l’attraction terrestre triomphait de leurs muscles. Lentement, leurs doigts relâchaient la pression, leurs cuisses s’amollissaient : c’était la chute. Ceux-là ne survivaient pas longtemps à leurs blessures ; il semblait que l’effort avait épuisé leurs ressources vitales. En tombant, ils écrasaient du monde ; les rangées proches des piliers constituaient des zones à haut risque. L’existence y était brève, le mouvement des populations rapide.
Sous les balcons aussi les chutes étaient nombreuses car la poussée des nouveaux venus délogeait les premiers placés. Le parterre aurait dû s’en trouver encombré, pourtant, sous le poids des nouveaux occupants, les corps se rétrécissaient jusqu’à devenir de petites pelotes de poussière, et c’était une aubaine, car nul n’aurait trouvé assez de force pour les évacuer.
Le côté inférieur de l’écran débordait de spectateurs ; on distinguait en ombres chinoises le grouillement de leurs têtes, pareilles aux particules de neige électronique des téléviseurs. Sans doute cette impression était-elle due à leur multitude et à l’extrême diversité de leurs contours, car à les regarder une par une les têtes ne semblaient plus aussi mobiles.

Il était difficile de dire si quelqu’un encore avait assisté au début de la projection. Nul ne questionnait jamais à ce sujet. Non que l’on jugeât cet aspect peu digne d’intérêt, mais ce qui défilait sur l’écran accaparait l’attention. De même, il était difficile de dire si l’écran avait toujours été aussi vide. A première vue, on n’y aurait observé qu’un drap uniformément blanc. Mais la notion de blanc appartient déjà à ceux qui ont des certitudes. Il faut croire que personne ne trouvait cette couleur si vide puisque, hormis le ronronnement du projecteur, et le choc mat des corps tombant dans la fosse, aucun chuchotement, aucune protestation ne troublait le silence.
On évitait de s’esclaffer lorsqu’un voisin périssait. Peut-être n’en avait-on pas conscience. Ceux qui ne mouraient pas sur le coup agonisaient dans le calme, par respect pour la concentration de ceux qui restaient.

L’air se raréfiait. Lorsque quelqu’un arrivait, ceux que le sort avait placés à proximité des larges battants de l’entrée pouvaient profiter de quelques bouffées d’air frais. L’ivresse gagnait les autres. Au bout d’un moment ils glissaient au bas de leurs fauteuils où ils étaient aussitôt remplacés.
Malgré sa rareté, l’air n’était pas nauséabond. Les déchets qu’auraient dû produire une telle quantité d’êtres vivants semblaient absorbés par les murs, le sol, le plafond, comme si la salle avait pourvu seule à la régulation de ces contingences matérielles. La nutrition n’était pas davantage un problème. Il se peut que l’on n’ait pas vécu assez longtemps pour souffrir de la faim.
Le roulement était rapide, il était difficile de déterminer la quantité exacte de disparus. S’ils avaient vécu davantage, sans doute auraient-ils muté comme ces êtres adaptés aux fosses sous-marines ou aux cavernes obscures. Leurs yeux auraient atteint des proportions démesurées, leurs oreilles auraient augmenté leur diamètre pour mieux capter le ronronnement du projecteur, leurs bouches auraient sans doute disparu et il ne leur serait resté qu’un orifice minuscule, une branchie étroite pour prendre encore un peu d’air.

Leur vie sexuelle était extrêmement réduite. Il arrivait que deux d’entre eux, un court instant, mêlent leurs corps et leurs souffles, mais ce n’était qu’un rapprochement dû aux mouvements de la foule et il ne pouvait être question de véritable relation intime. L’écran continuait d’accaparer leur attention, et si leurs corps frémissaient du contact, il ne fallait y voir qu’un réflexe. Les conditions n’étaient pas optimales pour la reproduction. Les femmes les plus solides, ou les plus chanceuses, survivaient à peine quelques jours, au mieux quelques semaines, et si le hasard avait permis qu’elles soient quand même fécondées, leur grossesse n’atteignait jamais son terme.

Malgré cette quantité impressionnante de vies interrompues, il ne se dégageait de tout cela aucune énergie négative. Tout se déroulait placidement, de façon naturelle, et affirmer que ce qui advenait était bien, ou mal, aurait été, là-encore, le fruit d’un esprit rompu aux certitudes. Le fait est que, discrètement, en commun, on s’éteignait. Selon toutes vraisemblances pour laisser la place à autre chose. Car il y a toujours autre chose après. De même qu’il y a toujours eu quelque chose avant. Certainement, l’écran s’éteindrait aussi, après que tout aurait disparu dans la salle. Peut-être juste après. Et sa couleur paraîtrait obscure aux amateurs de certitudes.

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Nouvelle extraite du recueil "DOUZE MÈTRES CUBES DE LITTÉRATURE" (éd. du Rocher, 2003).

Première publication dans l'anthologie "De minuit à minuit" (éd. Fleuve Noir, 2000), sous le titre "La dernière séance".

19:20 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

21/05/2006

ELEPHANTS

Sara
Ed. Thierry Magnier
album jeunesse
32 p. / 17 euros

Un éléphanteau se promène dans la forêt, des loups l’attaquent, ses parents accourent à la rescousse pour mettre les loups en fuite.
On ne peut pas dire que l’histoire soit très « touffue »… mais l’intérêt de ce livre est ailleurs. Il est dans les graphismes, très expressifs, dans la mise en page qui exploite avec bonheur les possibilités du grand format pour produire des instantanés saisissants, il est dans le choix des couleurs, ce camaïeu de verts et de bleus qui retranscrit des effets de sous-bois et de crépuscule, il est encore dans la texture granuleuse, filandreuse des matériaux utilisés pour les collages.
« Eléphants » est un bel objet qui laissera sur leur faim ceux qui aiment les histoires un peu plus consistantes, mais qui retient l’attention par la qualité technique de sa réalisation.

NB : Livre testé et approuvé par un enfant (Blandine, ma fille…)

10:55 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (4)

15/05/2006

L'AUTEUR DE MES JOURS

Jo Hoestland
éd. Thierry Magnier (coll. Petite Poche)
roman jeunesse
41 p. / 5 euros

Le papa d’Arthur écrit des livres pour enfants. Jusqu’ici rien de traumatisant, au contraire. Mais voilà, Arthur se rend compte que son papa est totalement dépourvu d’imagination, et qu’il doit pallier ce manque en s’inspirant de la vie de son fils. Livre après livre, la vie d’Arthur se retrouve déclinée, sous une forme plus ou moins romancée, dans les livres de son papa. Arthur a beau se cacher, tricher, mentir, son papa réussit toujours à savoir ce qu’il fait, et à le boucler entre les pages de ses livres. De quoi devenir largement paranoïaque, ou élaborer une stratégie de résistance contre ce papa voleur de vie. De l’humour, de la poésie, un brin d’insolite, le tout empaqueté dans une quarantaine de mini pages très rythmées. Ma foi, on a bien envie de recommander la lecture de ce livre aux enfants de 8 à 10 ans… et à leurs parents.

11/05/2006

LE MUR ET L'ARPENTEUR

(autre extrait)

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L’homme d’Altamaria se nommait Bec. Nul ne le savait, ou bien tout le monde l’avait oublié. Aussi vivait-on dans l’angoisse permanente de dévoiler cette ignorance. On attendait toujours qu’il parle en premier, ce qu’il faisait plutôt bien, au grand soulagement de tous.
On avait constaté son retour dans le quartier parce qu’il jurait à gorge déployée, sans raison particulière, toute la sainte journée. C’était autrement un individu sensible, presque encombré de civilités. S’il n’y avait eu ces jurons – impossible de ne pas les entendre – , ses voisins lui auraient sans doute décerné le premier prix d’amabilité.
A présent que l’oiseau était de retour, on se rendait compte à quel point ses trilles venimeuses et ses carnages verbaux avaient manqué. Un quartier pétri d’habitudes. Le citoyen y levait bon comme le pain, sincère et dévoué jusqu’à l’os, mais tout changement lui provoquait un rhume. Comme le mur, le Forum des Bâtisseurs et le lavoir, les grossièretés de Bec y avaient leur place.

Rogue, terrassier, était l’ami de Bec. Ils avaient terrassé ensemble pour une immense confrérie avant que Bec ne terrasse pour son propre compte.
Rogue, pas plus que les autres, ne connaissait le prénom de son ami. Il usait de subterfuges efficaces pour obtenir son attention, sachant tousser de manière expressive, s’exclamer tout haut ou encore claquer des doigts très fort. Une chose le tranquillisait un peu, c’était la formidable volubilité de Bec. Pendant que Bec parlait, Rogue n’avait pas à le faire.
Bec demeurait intarissable sur le sujet des rêves. Quotidiennement, il rendait visite à Rogue durant la pause de midi pour lui conter dans le détail son petit dernier. Rogue n’avait jamais besoin de le prier pour qu’il se livre. Du reste, Bec ne lui avait jamais demandé son avis.
Voici par exemple ce que Bec raconta à Rogue ce jour-là, assis sur un banc dans le petit square qui borde le Forum des Bâtisseurs, tandis que l’autre, appliqué à mâcher du pain au lard, n’était qu’oreille et silence :

“Ca s’est passé dans mon château, celui où j’habite toujours quand je rêve. Altamaria donnait une fête pour le nettoyage de sa dix-millième blouse.
Une bonne moitié de la ville avait défilé devant le portail sous prétexte qu’elle nous connaissait. Caton, le domestique dont je t’ai déjà parlé parce qu’il joue dans mes rêves un rôle important, souviens-toi, Caton avait pour mission de filtrer ce beau monde. Certains empaluchés qui n’avaient rien prévu d’autre pour la soirée se pressaient contre la grille. J’en voyais qui – ventrefoutre ! – avaient amené un cadeau, croyant que cette attention leur ouvrirait les portes.
Caton peinait pour trier le bon grain de l’ivraie. Il avait déjà giflé quelques matefesses de première qui tentaient d’affaler la grille. Alors qu’il pensait avoir dompté le flot, un petit bonhomme s’est accroché à son mollet, et l’a mordu. Rut impérial ! Je connaissais le bougre. C’était un branle-motte aviné que j’avais eu la mauvaise fortune d’inviter. Il m’a fallu intervenir avant que Caton ne l’ait complètement étranglé. Lointain cousin d’Altamaria par l’intermédiaire de sa mère – une enfourne-bourgeois qui avait péri lapidée par ses très nombreuses rivales – le bonhomme était de toutes nos réceptions. Caton ne le reconnaissait jamais, et l’autre, castrefigues comme sa mère, épluchait les soirées à bouder ouvertement.
J’allais accompagner le cousin à l’intérieur en espérant qu’il récupérerait de sa quasi strangulation, quand je me suis aperçu – ventregueuse ! – que ce que je tenais par la main n’était pas le cousin. C’était son reflet ! Le petit morvedèche avait filé à l’intérieur. En compagnie d’autres chenapans de son espèce, il vidait consciencieusement plats de petits fours et verres de champagne devant nos invités scandalisés.
Caton avait pourtant abattu de la besogne au portail, mais il n’avait repoussé que des reflets. Les véritables pique-assiettes l’avaient berné en escaladant les grilles du parc. Altamaria était occupée à l’étage, où elle enfilait ses douze jupons d’apparat. La pauvre ignorait encore le désastre. Je m’apprêtais à la rejoindre quand les aboiements d’un chien m’ont tiré du sommeil. Ce chien hurlait dans la rue. Je m’en souviens très bien, ce n’était plus un rêve. Il disait :
“Je te tuerai ! Je te tuerai ! Je te tuerai !”
Altamaria m’avait assigné au fond du lit : interdiction de reprendre le terrassement sans avoir pleinement digéré ma séquestration. Mais – vatenfoutre ! – comment refermer l’oeil après ce que je venais d’entendre ? J’avais envie d’en savoir davantage sur le cabot !”

18:55 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (5)

08/05/2006

LE MUR ET L'ARPENTEUR

(autre extrait inédit)

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“Vin de menthe ? Bière d’orange ? Liqueur de moelle ? Ne te refuse rien, c’est moi qui régale et mon histoire est longue. Tu auras le gosier sec avant d’en avoir entendu la moitié.”
Olfan soupirait depuis une heure pour qu’Altamaria lui raconte les dernières péripéties de sa vie amoureuse. Mais la lingère faisait durer le plaisir. Elle avait inspecté une douzaine d’auberges avant de choisir celle qui lui convenait. La luminosité, le contraste, l’ambiance musicale constituaient à ses yeux des critères de choix incontournables. Le diable seul devait comprendre ce que cette auberge là possédait de plus que les autres. Olfan n’y voyait que tables et chaises chargées de buveurs, aussi bruyants qu’ailleurs. Quant au duo clavecin et trompette qui accompagnait une strip-teaseuse à petites fesses, il ne jouait que des airs très communs.
Un serveur apporta deux blanc-fraise qu’Altamaria régla sur le champ. Puis elle inspira profondément, logea confortablement sa poitrine sur la table, et entreprit de satisfaire l’impatient :

“C’est arrivé ce matin, juste après que tu m’aies renvoyée à mes blouses. Têtue comme tu sais, j’étais décidée à te coincer – et je le suis toujours – au bas des marches. La porte de l’immeuble était grande ouverte sur la rue. Le vent la faisait battre. Je m’approche dans l’intention de la fermer, je glisse un oeil au dehors, par pur réflexe, et j’aperçois ma morue sur le trottoir d’en face, la langue fourrée dans la bouche de l’apothicaire. La main collée sur son bas-ventre, elle besognait le type en pleine rue comme la madone des bordels.”
Les verres, sans attirer beaucoup l’attention, s’étaient vidés. Altamaria commanda une seconde tournée. Elle engloutit sa part avant que le serveur n’ait pu s’éloigner, commanda aussitôt un troisième blanc-fraise, et replongea son regard dans celui de l’Arpenteur.
“La garce, au beau milieu d’un trottoir qui rougissait de honte, était en train d’embobiner le bourgeois comme elle l’avait fait avec mon homme. Lui, bientôt mûr, a poussé les volets de son commerce, rajusté son chapeau, et il s’est mis à lui coller au train dans la première ruelle qui s’offrait.
Les abeilles me sont montées à la tête. Il me fallait de l’air frais : en trois pas me voilà sur le trottoir d’en face, en quatre dans la ruelle où garce et bourgeois trottinaient à fesses-que-veux-tu.
Peu de monde à cet endroit. Seulement, de loin en loin, quelque badaud levant des yeux attendris sur ce couple frais éclos. J’avais envie de mordre. J’aurais grignoté le nez de tous ces esclampés si mes tourtereaux n’avaient pas filé si vite.
Les venelles obscures succédaient aux venelles obscures. Je pistais à bonne distance pour ne pas attirer l’attention. Le trajet durait. Mes pieds butaient sur des pavés déchaussés, sur des herbes grasses que le mauvais entretien de la rue laissait proliférer.
Quand la garce a fait signe à son bourgeois de la suivre sur le perron d’une maison jaunâtre, les abeilles ont remis ça. Ça empestait le mauvais goût de la haute : une tourelle vert pistache coiffait la construction, spacieuse et plutôt neuve. Une grande face jaune avec des fenêtres qui vous jetaient un regard acide. Je savais que mon homme vivait là, quelque part dans un coin de cette immonde garcière. Et j’avais encore plus envie de mordre.
Ils se sont engouffrés à l’intérieur. Avant que la main mécanique n’ait tout à fait refermé j’étais dans le hall. Désert, à l’exception d’un portemanteaux. Le carrelage gris clair et souple sous le pied, qui ne reflétait aucune image, ressemblait à une gomme sale. Un escalier couvert de velours rouge – comme si les escaliers pouvaient prendre froid ! – menait vers un étage. Le rire de la garce et le halètement rauque de l’apothicaire cascadaient jusqu’à moi. Une porte a claqué. Un lit s’est mis à grincer, d’abord de manière désordonnée, puis de plus en plus régulièrement. J’avais un peu de temps.

Intérieur cossu, pièces vastes. Cette bourge à fesses rondes n’était pas la plus malheureuse des guenons. Elle habitait seule. On remarque facilement ces choses là, il y a toujours des indices pour trahir les habitudes des gens. La décoration des murs, le choix des tapisseries, des meubles : tout ça n'avait pu être choisi par plusieurs personnes. Je sais comment ça fait d’aménager à deux ; avec mon homme on s’est pas mal cognés pour des histoires de bibelots ou de papier peint. Lui avait un faible pour la teinte lie de vin, et il aurait tapissé tous les murs avec les meilleurs crus de sa cave, tandis que moi, je voyais plutôt la cacahuète : appliquée en couche épaisse sur les murs, la cacahuète diffuse un parfum agréable, et protège les jeunes ménages du mauvais sort. Lui et moi, on a copieusement débattu, et boudé beaucoup, avant de trouver un compromis : le jus d’aubergine. Cette teinture là, on ne l’appréciait ni l’un ni l’autre. C’était au moins un terrain d’entente.
Cette garcière ne possédait qu’une seule âme. Sombre et morne comme un puits abandonné.

En moins de cinq minutes j’avais fouiné dans toutes les pièces et je m’effrayais de ne trouver nulle trace de mon homme.
Revenue dans le couloir principal, j’ai longé la chambre. Les tourtereaux approchaient de l’extase. Le sifflet rauque de l’apothicaire avait perdu de sa force ; il poussait de petits glapissements, presque canins. La furie, par contre, produisait des vagissements puissants, qui emplissaient tout le volume de la chambre. Le bois du lit a choqué plusieurs fois contre le mur. Le sommier a grincé encore un peu. Après, je n’ai plus rien entendu, si ce n’est, dans le silence de la chambre, un ronronnement d’abord timide, puis, de seconde en seconde, plus affirmé : l’apothicaire s’était mis à ronfler.
La poignée de la porte a tourné. Le temps de me caler dans l’angle de l’escalier, la furie posait déjà le pied dans le couloir. Robe de chambre bleue, pantoufles roses, chevelure dévastée comme un champ de blé après l’orage. Mes dents s'allongeaient à la vue de cet épouvantail repu de plaisirs troubles.
En moins de temps qu’il n’en faut pour claquer la langue, elle avait poussé la porte d’un escalier, et s’était enfoncée dans l’obscurité. L’escalier, j’en ai pris conscience lorsque à mon tour je m’y suis engagée, exhalait une odeur de terre mêlée à quelque chose de plus désagréable. Ça tenait à la fois de l’humidité, de la sueur et des excréments humains. L’odeur s’est intensifiée quand j’ai pénétré à l’intérieur d’une cave voûtée, faiblement éclairée par quelques bougies.
La garce me tournait le dos. Mains sur les hanches, campée sur ses jambes dans une posture autoritaire, elle faisait face à une dizaine de bonshommes vautrés à même la terre battue. Parmi eux, amaigri mais toujours gaillard : le mien !
Et la typesse qui leur envoyait à la figure :
“Toujours là ? Vous ne mourrez donc jamais !”
ou quelque chose dans le genre, avec son accent de la haute, glacial et tranchant comme un rubis. Elle secouait la tête :
“Voilà des semaines, des mois que vous auriez dû mourir. Vous n’avez donc jamais faim ? Si quelqu’un se moque de moi ici, j’aimerais bien l’entendre. Allez, avouez !”
Elle dansait d’un pied sur l’autre en agitant ses poings fermés au-dessus d’elle.
“ Si vous vous obstinez à durer, je n’aurai bientôt plus de place !”
Sa voix devenait mielleuse.
“Imaginez un peu : j’en ai un là-haut, qui ne devrait pas tarder à vous rejoindre. Prétendrez-vous que cet homme trouvera ici les conditions idéales de recueillement pour passer de vie à trépas ?”
Mes ongles s’aiguisaient. J’avais des tranchoirs au bout des doigts, une baïonnette sur le front, de la dynamite au bord des lèvres. Un chaudron rouillé pendait au-dessus de moi. Chaudron décroché. Chaudron saisi à pleines mains. Chaudron sonnant sur le crâne de la garce. Le temps d’un soupir de souris, l’affaire était réglée. Crevée la morue ! Exit la voleuse d’hommes ! Brûle en enfer ! Hourra ! Hourra !”

Le serveur s’était approché d’Altamaria, craignant un malaise à la voir si congestionnée. En vérité la lingère n’avait jamais tant respiré la santé. Elle commanda un nouveau blanc-fraise.

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06/05/2006

LE MUR ET L'ARPENTEUR

(extrait inédit)

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Il y avait à l’ouest de la ville une rivière qui contournait paresseusement quelques collines avant de déboucher sur le plat pays. Et de là, menait à la mer.
Avec ses premiers salaires Olfan avait acquis un bateau. Une coquille de noix déjà usée, mais qui possédait une voile et se laissait manier sans caprice. Le vieux renard qui la lui avait vendue pratiquait la pêche à la crevette. L’odeur persisterait longtemps, avait-il déclaré en frictionnant son menton râpeux. Sauf si Olfan faisait courir longtemps son bateau sur la mer. L’haleine du vent salé emporterait les odeurs, prédisait le vieux.
Il avait bien compris qu’Olfan ne pêcherait jamais la crevette. Le nouveau propriétaire affichait des airs de poète égaré. Il n’utiliserait pas la mer comme un garde-manger. Le pêcheur avait de l’intuition : les jeunes de l’espèce d’Olfan passent sur la mer comme des caresses sur le dos d’un corps aimé. Ils n'y cherchent aucun profit. C’est que le leur est assuré. Aussi détiennent-ils le privilège de pratiquer des loisirs.

Levé tôt le dimanche, l'Arpenteur sautait dans la première charrette et se laissait conduire au port fluvial. Son embarcation l’attendait, amarrée au côté d’autres barques de dimensions équivalentes. Bien vite, il avait gagné l’eau vive. Son esquif glissait entre les collines, rangs d’épaules vertes et velues affalées le long des rives.
La vitesse augmentait, les épaules se tassaient, s’enfonçaient dans le sol, disparaissaient. Olfan guidait son esquif sur le plat pays. Ses narines frémissaient. L’odeur du sel et des goémons devenait palpable bien avant que n’apparaisse, dans le tremblé du lointain, la grande cour des vagues.
Il fallait que l’esprit s’accoutume à cette vision. Révélé brusquement, l’infini peut ébranler jusqu’à l’âme.

Au bout d’un temps, le regard rencontrait des obstacles. Des formes vaporeuses s’inscrivaient à la lisière de l’eau et du ciel. C’était un navire marchand, que l’on n’avait pas vu d’abord en dépit de sa carrure. C’était une frégate, toutes voiles dehors, découpant l’horizon en petits morceaux de puzzle. C’était un cachalot, projetant sa masse énorme dans l’air marin pour bâtir en retombant des cathédrales d’écume.
Olfan gagnait la haute mer. La côte s’estompait derrière lui. La ligne plane de l’horizon formait à présent un cercle parfait dont il était le centre. Il s’enfonçait dans cet espace dépourvu de repères. Pour autant, les scènes animées sur la ligne de coupe n’en demeuraient pas moins lointaines, immatérielles. Olfan était seul avec des images, qui pouvaient aussi bien être nées de son esprit.
Seul le sillage du petit voilier attestait d’un mouvement. On ne devait pas se trouver si loin de la côte puisque des mouettes passaient encore, lâchant des éclats de voix éraillée. Ceux-ci ricochaient sur le pont, glissaient contre le mât en chuintant, s’engouffraient dans les oreilles.
Olfan affalait la voile et se laissait dériver. Allongé sur le dos, les bras en croix, paupières mi-closes, il perdait la notion du temps et de l’espace. Il sentait sous lui la poussée, énorme et retenue, de gouffres profonds. La respiration de cette masse colossale faite d’eau, de sel, de végétaux et de créatures marines ballottait à peine son embarcation, lui causant une légère sensation de vertige.
Au-dessus le ciel chassait des bancs de nuages. Formes blanchâtres, tantôt replètes, tantôt maigres et échevelées, cavalcadant à l’aplomb de sa position. Des visages lui apparaissaient : leurs bouches remuaient curieusement, leurs yeux s’agrandissaient. Le vent forcissait un peu, et tout ce monde penché sur lui redevenait nuages.
Le bateau tournait lentement sur son axe. Des courants le portaient durant quelques mètres, des vents contraires le cueillaient, déviant plusieurs fois son itinéraire somnambulique.

Lorsque le soleil menaçait de craqueler sa peau, Olfan s'asseyait, étourdi. Il levait les voiles sans douter de la direction à prendre pour regagner la côte. Le mur se dressait au bout du parcours. Il lui suffisait de se laisser guider. Même lointain, même invisible, le mur était plus fiable qu’une boussole. Où qu’il se trouvât, par un instinct qu’il tenait depuis l’enfance, Olfan savait lire dans l’espace la position exacte de l'édifice.
Il calait son cap sur la terre, tournait le dos à la fresque vaporeuse plantée sur l’horizon. Là-bas, le navire marchand poussait toujours sa masse épaisse, la frégate découpait des puzzles d’écume, et le cachalot, inlassablement, édifiait des cathédrales éphémères.

La côte se matérialisait. Le plat pays surnageait, tapis d’herbes rases jeté derrière l’étale grise.
En découvrant par la mer cette plaine striée de canaux innombrables où des collines s’affaissaient sous les assauts du vent, Olfan concevait la raison d’être du mur. Hommes ou dieux, ceux qui l’avaient érigé devaient faire preuve d’une science aiguë de la divination. Depuis la nuit des temps, ils avaient compris ce qui nécessiterait plusieurs millénaires de sciences balbutiantes et de régressions obscurantistes. Les pères du mur savaient que le plat pays, un jour, serait submergé. Un jour, ce bout de monde, ces landes, ces villages, ces cités et ces forêts s’endormiraient au fond des eaux. Dès lors, le mur. Pour protéger quoi ? Pour sauver qui ? Olfan épuisait les conjectures comme on effeuille une marguerite.
Les cheveux battant au vent, la main négligemment posée sur le gouvernail, il avalait à pleins yeux l’image de ce port qui approchait. Ce port qui bientôt n’aurait plus de raison d’être. Qui appartenait déjà au passé. Comme la ligne d’horizon. Comme les images. Comme la ville. Comme les friches. Comme Olfan lui-même.

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03/05/2006

VILAINES ROMANCES

(Le Club Diogène, tome 2)
Stéphane MOURET / Jérôme SORRE
Illustrations de Fernando GONCALVÈS-FÉLIX
Récits
Ed. La Clef d’Argent
140 p. / 12 euros



Voici enfin le deuxième tome de cette série écrite à quatre mains par deux amoureux du Paris fin dix-neuvième et des ambiances à la Conan Doyle. Ce n’est pas un hasard si Stéphane Mouret et Jérôme Sorre pointent aux éditions de la Clef d’Argent, qui savent si bien mettre en valeur, dans de petits livres délicieusement rétros, les enquêteurs du paranormal et autres investigateurs de l’étrange.
Le club Diogène, c’est ce clan des sept devenu adulte, à l’affût d’affaires sombres et si possibles bien malsaines pour tromper l’ennui. Dans ces deux récits, nos enquêteurs de l’étrange suivent la trace d’une prostituée fantôme (« Un péché presque de chair »), puis de cet admirateur qui assassine les amants de son actrice préférée (« Les Passions confessées »). Les thèmes ont beau être classiques, ce qui frappe dans cette série, ce sont les personnages, leur humour et leur flegme très british, leurs petites manies délicieusement horripilantes. On retrouve un mélange de loufoque et de noirceur, d’insolite et de dérision qui rappelle d’autres livres des mêmes éditions (notamment la série des Coolter et Quincampoix). Quant aux illustrations de Fernando Goncalvès-Felix, elles sont tout simplement sublimes ! Ce n’est pas un hasard si, après avoir découvert son coup de crayon dans les ouvrages de La Clef d'Argent, nous l’avons aussi embauché pour illustrer Salmigondis…
Bref, on espère lire bientôt le tome trois de la série.

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