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28/10/2005

Plus qu'un mois !

Concours littéraire
SALMIGONDIS, revue littéraire et artistique, organise un concours littéraire. Deux catégories seront représentées : la nouvelle et le poème.
Il est possible de participer dans les deux catégories.
La date limite de participation est fixée au 30 novembre 2005.

Le thème est libre.

La longueur des nouvelles ne devra pas excéder 8 pages.
Celle des poèmes ne devra pas excéder 24 vers.

Chaque texte sera expédié en deux exemplaires. Ceux-ci ne porteront nulle mention révélant l'identité de leur auteur. L'envoi sera accompagné d'une enveloppe fermée contenant les coordonnées du participant (nom, prénom, adresse). L'identité des gagnants ne sera révélée qu'après les délibérations du jury.
NB : Il ne sera admis qu'une seule nouvelle et un seul poème par participant.

La participation est fixée à un montant de 10 euros , payables par chèque à l'ordre de SALMIGONDIS .

Les trois premiers textes de chaque catégorie seront publiés dans SALMIGONDIS. Leurs auteurs gagneront un abonnement d'un an à la revue, ainsi que la somme de 75 euros (1er), 60 euros (2ème), 45 euros (3ème).

Les envois seront expédiés à l'adresse suivante :
SALMIGONDIS , concours de nouvelles, 452 route d'Attignat, 01310 POLLIAT.

Chaque participant recevra le numéro contenant les textes primés.

26/10/2005

Par temps de neige

Jean-François Dupont
mini polar
éd. Nykta
79 p. / 6 euros

Voici le dernier né de la collection « Petite nuit ». Collection phare des éditons Nykta, « Petite Nuit » avait proposé à dix auteurs de l’Ain d’écrire un mini polar se déroulant à l’endroit où ils habitent. Jean-François Dupont habite Ambérieu en Bugey ; son polar se déroule donc au pied des montagnes enneigées du Bugey.
A l’aéroport Lyon-St-Exupéry, de retour d’un voyage en Asie, le narrateur se fait accoster par Clementz, un type sympathique mais un peu paumé. Il lui propose de l’emmener jusqu’à la gare d’Ambérieu, puisqu’elle est sur son chemin. De fil en aiguille, après plusieurs bouteilles et un train manqué, le narrateur propose à Clémentz de l’héberger pour la nuit. Ce compagnon pataud et mystérieux, qui suscite à la fois l'agacement et la pitié, révélera peu à peu sa nature complexe et inquiétante. Il entraînera notre narrateur (en short et chaussures d’été parce qu’il n’a pas eu le temps de se changer depuis sa descente de l'avion...) dans une équipée neigeuse, loufoque et dangeureuse jusqu’au château des Allymes, qui domine Ambérieu et la plaine de l’Ain.
L’Ain est le cinquième département "polarisé" par la collection Petite Nuit (un coffret réunissant les dix polars des dix auteurs de l’Ain sort en novembre), et les éditions Nykta ne s’en tiendront pas là : elles sont déjà parties à l’assaut du Rhône. Il n’est pas impossible qu’un jour elles tiennent toute la France dans leur collection « Petite Nuit ».

23/10/2005

L'encre de la Pieuvre

Après le décès d’Hugo, j’aurais pu reprendre le flambeau. Me plonger dans la lecture des ouvrages qui l’avaient conduit à sa perte. Si la mort se trouvait au bout, elle serait douce en comparaison de l’existence à venir.
Épargner pour la Pieuvre le moindre centime gagné au café, voir déguerpir chaque semaine le contenu de mon petit bas de laine dans les paluches d’un mafieux sous-fifre : l’aigle qui dévore à perpétuité les entrailles de Prométhée n’inflige pas un plus cruel châtiment. La Pieuvre jette son dévolu sur quelques uns d’entre nous. On ignore ce qui dicte ses choix. Il suffit qu’un commerce fleurisse à l’angle d’une rue, qu’un restaurant dresse table neuve tout contre une placette ombragée pour qu’aussitôt les subsides du travailleur honnête prennent la direction d’un compte en Suisse. Mystère du cadastre. Aussi bien, j’aurais pu ouvrir mon café juste en face, et n’aurais jamais été ennuyé. La Pieuvre, c’est comme le K dans la nouvelle de Buzzati, ça vous colle au cul sans avoir dit bonjour, et ça ne s’écarte plus de votre sillage. Sauf qu’à la fin, en guise de roi de la mer, c’est un parrain embagousé qui risque de vous fermer les yeux.
Alors, mourir empoisonné par des lectures trop neuves pour être digestes, ça me tentait, ma foi. J’ai songé longtemps à récupérer les douze mètres cubes de littérature qui prenaient la poussière dans l’appartement d’Hugo. Et je l’aurais fait, moi aussi, je me serais brûlé la cervelle en lisant, si une autre idée ne m’avait pas séduit au vol.

Je n’étais pas plus prédestiné à lire que n’importe lequel d’entre nous. Un jour de grande soif, le vent a balayé Hugo devant ma porte. Pourquoi mon établissement plutôt qu’un autre ? Sans doute une question de cadastre, là encore. Affreusement chétif, et pâle comme un yaourt, ce type trimballait un sac plus lourd que lui. Passé la première mousse, envoyée quasi cul-sec, il l’a entrouvert pour en extraire des livres. Des minces, des épais, des colorés, des sobres, des brillants, des mats... Si je n’avais pas approché un tabouret, il n’aurait plus trouvé de place pour poser son bock.
Je le connaissais de vue : un habitant du quartier, critique littéraire de son état, chassé du logis par une panne de radiateur. Il est resté la journée. Je le regardais faire par désoeuvrement, parce que le client croisait au large ce jour-là. Sa manière de lire me chiffonnait. Hugo commençait lentement un ouvrage, puis, assez vite, il accélérait. Le tiers atteint, il ne lisait plus. Il balançait quelques notes dans un calepin, s’adjugeait une gorgée de mousse tiède, puis agrippait un autre livre. En guise de cadavres ce n’étaient pas des bouteilles qui jonchaient sa table, mais des livres neufs. L’un d’eux, quand même, lui est resté dans les mains. Il l’avait rangé à l’écart, je me souviens que je m’étais dit quelque chose mais quoi ? et puis je l’avais oublié. Lui non, pour sûr. Il a commencé à relire des passages. Il a sorti un crayon, puis s’est lancé dans l’anotation des interlignes. Ça griffonnait beaucoup, les marges s’encombraient de signes cabalistiques. Un accroc de la rature et du gribouillis.
En partant, Hugo m’a demandé s’il pouvait m’abandonner tout ça. Je lui ai répondu que la lecture et moi... “Il ne s’agit pas de lire – il était presque vexé – d’ailleurs je vous déconseille vivement de jeter un oeil au contenu de ces navets ! Je pensais que, costaud comme vous êtes, il vous serait plus facile qu’à moi de porter ça au container à papier.” J’ai dû bredouiller quelque chose qui l’a incité à me remercier, puis il est sorti avec son livre annoté dans la main, et son sac vide jeté sur l’épaule.
Hugo est revenu par la suite. Sans livres. Juste pour boire une mousse, ou deux. Il n’en pouvait plus de lire de la merde – les cinq lettres ne cadraient pas avec le maintien désuet du personnage – mais il lui fallait bien vivre, et tourner des pages était la seule chose qu’il sache faire de ses dix doigts. Je devais l’intéresser presque autant qu’un bon livre parce qu’il a pris ses habitudes ici. Au début, il se contentait d’évoquer ses plus belles lectures. Il posait des sondes. Guettait l’étincelle au fond de mes yeux. Quand il m’a jugé assez mûr pour tenter le grand saut, il a débarqué une nouvelle cargaison d’ouvrages, beaucoup moins neufs, en chuchotant avec la mine d’un contrebandier : “Lisez déjà ça, Oscar. Et prévenez moi dès qu’il vous en faudra d’autres.”
J’y ai goûté. Ça m’a plu. Je me suis rendu compte que ça m’aidait à oublier la Pieuvre, le temps de quelques pages. Alors j’ai commencé à enquiller les tomes, à bouffer de la saga, de l’oeuvre complète. J’y mettais tellement de coeur que le pédagogique Hugo devait charrier plusieurs caisses par mois, dans un sens puis dans l’autre. Pour moi, il dénichait des chefs d’oeuvre entre les rayonnages de sa bibliothèque. Certainement, il m’a concocté une sorte de parcours initiatique. Moi, j’étais vierge. Je trimballais des tas de choses dans ma tête, mais de la littérature, ça, il n’y en avait guère. En quelques années, Hugo m’a transformé en lettré personnage. S’il ne m’a pas sauvé la vie, il a contribué à me la rendre plus supportable.

A lire dans ces conditions, on devient exigeant. Il faut que chaque paragraphe tienne au ventre. Le moindre poncif, le premier délayage, vous fait glisser l’ouvrage des mains. Je suis devenu presque aussi difficile qu’Hugo. Plusieurs semaines après son décès, nul n’avait touché aux douze mètres cubes de littérature. Ils n’attendaient que moi. La tentation était forte, peut-être davantage qu’à l’époque où je les avais déposés dans l’arrière cour de son immeuble. Les lire me permettrait d’oublier mon sort. Ils seraient ma drogue et, probablement, ils me consumeraient comme ils l’avaient fait avec mon ami. Mais l’écrivain, ce taiseux locataire qui vivait chez moi depuis l’ouverture du café, m’avait fait promettre de ne jamais fourrer mon nez dans ses ouvrages. Du moins, pas avant d’avoir obtenu le verdict d’Hugo.
L’écrivain ignorait tout des événements récents. Je me débrouillais pour le tenir à l’écart des conversations. Ce gars était fichtrement serviable, sortir dans la rue le ravissait. Lorsqu’en sa présence un client faisait allusion à notre regretté critique littéraire, je me débrouillais aussitôt pour envoyer mon pensionnaire faire des courses. Il blaguait avec les passants, enregistrait des phrases, des attitudes. Retour de promenade, il montait dans sa chambre et ne reparaissait plus durant des heures. J’ignore comment il aurait réagi en apprenant l’impact de sa littérature sur le seul lecteur qu’il ait jamais eu. Il suffisait aux malheurs du pauvre monde que je vive avec l’impression de loger un criminel. Un criminel qui s’ignorait, oui, mais ô combien dangereux.
Je touillais dans mon crâne divers matériaux. Rancunes et préoccupations éthiques pour l’essentiel. Juste après le drame, un projet a vu le jour en moi, que j’ai tenté de repousser à franches bottes : faire lire mon écrivain à la Pieuvre. Cette littérature, qui avait tué un lecteur hors norme, représentait l’arme absolue. Il suffisait d’inciter le parrain à ouvrir le premier volume pour que s’enclenche le mécanisme qui m’en débarrasserait. Hélas, ma conscience ruait au fond de mon crâne. Ce projet ne passait pas. Et pour cause, Hugo m’avait inoculé bien plus que des lettres. Il m’avait inculqué une attitude vis à vis de la chose littéraire. Or, je ne pouvais considérer celle-ci comme une arme, un outil vulgaire destiné à accomplir mes desseins.
La nuit, je rêvais d’hécatombes. L’équipe des policiers, celle-là même qui avait constaté le décès d’Hugo, découvre le cadavre du parrain dans son luxueux domicile. Autour de lui, jonchant le sol, écrasant les meubles, grimpant comme un lierre le long des murs, plusieurs quintaux de livres mal digérés. L’overdose littéraire la plus mortelle depuis Gutenberg. La police rapproche les deux faits. Mais. Elle hésite à ouvrir un dossier criminel : elle ne peut assimiler le nom de l’auteur sur les couvertures vert foncé à celui d’un tueur en série. Et imaginer que ce tueur en série est mon locataire.
Des idées de cet acabit, j’en brassais durant des nuits entières. Lui, là haut, il ignorait toutes ces choses. Il n’évoluait pas dans la réalité. Il se trouvait peut-être au-delà, déjà mort, depuis toujours. Un homme de verre, tour à tour opaque et transparent. Je songeais au pouvoir que détenait ce type, chez moi, chambre 7. A ces millions de mots qu’il stockait sur des disquettes, et qu’il faisait imprimer quelque part, dans un atelier. Qui peut écrire autant ? Et avec autant de force ? Aucune mythologie n’a imaginé cela. C’est que mon écrivain n’était pas imaginaire. Il n’existait pas, tout simplement. Il n’était que par ce qu’il écrivait. Il était cet effleurement, cette pluie fine sur les touches du clavier, chambre 7, à toute heure du jour et de la nuit.
Certainement, le travail de la langue, le ciselage, les cheveux coupés en quatre dans l’ombre d’un texte, il ne connaissait pas. Il traduisait en mots, en phrases, en paragraphes les circonvolutions de cette pensée dont il était le dépositaire, et lorsqu’il jugeait la quantité de mots, de phrases, de paragraphes suffisante pour constituer un volume, il portait sa disquette à l’imprimerie. Il ignorait jusqu’à l’existence des catégories littéraires. Roman, essai, récit, nouvelle... ces mots lui demeuraient étrangers. Le matériau qui sortait de lui se déposait sur le papier, formant des oeuvres inoubliables.
C’est ainsi que j’imaginais mon locataire. D’où me venaient ces représentations chimériques auxquelles je croyais absolument ? Pas une ligne de son oeuvre n’avait filtré sous ma rétine et moi, j’érigeais cet individu au rang de génie. Simplement parce qu’Hugo, mon maître à lire, l’avait tenu pour tel. Aussi bien, mon malheureux ami était mort de tout autre chose, et ces livres d’un fou, ces kilomètres de phrases frénétiques, Hugo ne les avait tout simplement pas lues.
Je voulais croire au génie parce que moi aussi, la littérature commençait à m’ennuyer. Je ne retrouvais plus l’enthousiasme des premières lectures. Le plaisir de déceler derrière une phrase d’autres phrases en attente, inédites, prêtes à m’éblouir par l’éclat de leur nouveauté. Plus je lisais, plus la lecture me décevait. L’impression d’avoir fait le tour du sujet. Lorsqu’un ouvrage parvenait à me surprendre, je le lisais en tremblant, craignant de voir s’éteindre la flamme des premières pages, redoutant les temps à venir après ce livre.
Je voulais aussi croire au génie, bien sûr, pour sauver ma peau. Or, cette idée d’utiliser la créativité de mon locataire comme une arme absolue contre la Pieuvre me séduisait beaucoup trop pour que je me cramponne à mes principes. Hugo m’avait inculqué une déontologie, mais la vie m’avait doté d’un réflexe animal beaucoup plus puissant : l’instinct de survie.

Glisser des billets au coeur d’un ouvrage récupéré chez Hugo, et le tendre au sbire qui tous les vendredis passait prélever la ponction pour la Pieuvre, ne m’avait attiré nulle mauvaise conscience. Mais dès lors l’anxiété blanchit le plus clair de mes nuits. Mon esprit dansait une gigue entre trois hypothèses, obsédantes comme trois pôles névrotiques :
sitôt passé l’angle de ma rue, le sbire balance l’ouvrage au caniveau (ample mouvement du bras droit, référence au discobole, le chef d’oeuvre plonge dans la vase mégoteuse, tandis que l’autre bras, avec mesure, place la somme dans une poche intérieure du veston : les contribuables me font marrer parfois avec leurs petites précautions, mais le patron sera content)
sitôt passé l’angle de ma rue, le sbire sépare le contenant du contenu (louche vers la droite, louche vers la gauche : la somme c’est pour le patron, la lecture c’est pour bibi)
sitôt passé l’angle de ma rue, le sbire porte directement l’ensemble au patron (pas un seul regard pour la couverture : jamais de littérature pendant le service !).
Dans les trois hypothèses, tout pouvait demeurer comme avant. Mais si l’écrivain détenait réellement un pouvoir, et si le sbire n’était pas discobole, il fallait que je m’attende à harponner le parrain, ou, à défaut, le sbire lui-même.
Ça devait se voir de loin que je dormais mal parce que l’écrivain me l’a fait remarquer. Il se marrait, ça le faisait vibrer de haut en bas. J’ai pas bien compris ce qui lui dilatait la rate à ce point. J’ai mis le tout sur le compte du tempérament artistique, qui a souvent bon dos...

Le sbire est revenu. Ponctuel. Inexpressif à souhait pour mon plus grand malheur. Une ponction, ça ne dure pas longtemps ; ce n’est pas le théâtre de grandes effusions. Ça se passe en général au comptoir, en présence des clients : pfuit, petit mouvement du poignet, de ma main vers sa poche, on règle l’addition histoire d’être un peu cynique, et on part sans même grommeler un au-revoir. Une fois sur le seuil, le gabelou s’est tourné vers moi : l’air d’un cow-boy jetant une réplique définitive en sortant du saloon (c’est ce que j’ai imaginé faute de mieux parce qu’à tant scruter son visage pour y surprendre un symptôme j’en avais perdu mes lentilles de contact). Il a tourné le livre relié en vert foncé dans sa main, et il m’a fait, à voix basse, puisque dans le brouillard j’avais quand même réussi à m’approcher : “Le patron apprécie beaucoup la littérature.”

Héberger un écrivain nécessite une ouverture d’esprit peu commune. Ce genre de personnage trimballe un bric à brac de manies et de tics ; chez tout autre ils paraîtraient ridicules alors qu’on vénère les siens comme des faveurs déposées négligemment à notre adresse. Pour nous en donner un peu plus. Et apporter un soupçon de matérialité à une essence quasi légendaire.
Mon écrivain me payait toujours en liquide. Avec quel argent puisqu’il n’avait pas de lecteurs ? J’ai déserté cette caste rigolarde et braillante qui ne considère pas l’écriture comme un travail. Je sais qu’une matière redoutable passait à travers lui, qu’il devait malmener son corps en le tenant si longtemps immobile au dessus du clavier. Écrire est un travail, sans aucun doute, mais comment vivre sans revenu ? Il existait forcément une explication. Un héritage, une fortune cachée lui permettant de créer jusqu’à la fin de ses jours sans se préoccuper de publier.
Le premier de chaque mois, j’avais droit au cérémonial : vers quinze heures, dans le silence d’une salle désertée, j’entendais ses pas au bas de l’escalier, plus légers que du feutre. Au toussotement, je posais mon torchon et me tournais vers lui en souriant, histoire de le mettre à l’aise. Un index se levait, brossait un sourcil pour adopter une contenance, glissait un peu vers l’oreille et redescendait se placer humblement le long de la cuisse. Nouveau toussotement, il me tendait une petite enveloppe sur laquelle il avait tracé avec application : “Loyer pour Monsieur Oscar”, je disais “merci” : à la deuxième syllabe il était déjà remonté dans sa chambre !
Fascinante timidité. Mystère des esprits étrangers à notre monde. Il lui arrivait de rencontrer le sbire dans la rue : je les voyais à travers la vitre, conversant de tout et de rien comme d’excellents voisins de quartier. L’intérêt d’un écrivain pour ses semblables le rend aveugle à la mesquinerie. A tant chercher l’humain derrière la créature, on finit par côtoyer le criminel et on le trouve sympathique.

Le grand patron était donc un ami des lettres... Heureuse coïncidence, oui, mais passé le premier moment d’euphorie, j’ai ressenti une frustration sévère. On me ponctionnait à présent et ma richesse et ces livres que j’avais juré de ne pas lire, sans que j’obtienne pour autant une indication sur l’avancée de mon affaire. J’imaginais le cerveau de la Pieuvre agonisant sous le poids d’idées trop neuves, enfermé dans sa chambre depuis des semaines, incapable de se nourrir, entrebâillant sa porte seulement pour attraper sa ration quotidienne de littérature. Un jour, le sbire ne viendrait plus. Ou bien il viendrait chercher de la lecture pour le compte d’un nouveau parrain. Mon imagination flambait. L’un après l’autre, j’alignais les parrains ; je décimais les rangs de la Pieuvre à coup de créativité. Sans jamais obtenir la moindre idée du contenu des livres. Supplice exemplaire, au nom d’une société à jamais débarrassée de la Pieuvre.
Le cerveau n’était peut-être pas mort, mais il devenait accroc. Un jour le sbire m’a entraîné derrière le comptoir. Je n’aimais pas quand ses narines frémissaient : il y avait souvent une augmentation dans l’air. “Le patron n’aime pas ta manière de le faire languir. Donne tous les livres !”
Comment savait-il que d’autres attendaient d’être lus ? J’ai jugé déplacé de lui poser la question. Il est reparti plus calme des narines, avec la clé d’Hugo en poche. Je venais de livrer les douze mètres cubes de littérature à la Pieuvre. A moins que ce ne fût l’inverse...

Il valait mieux que l’écrivain ignore l’usage que je faisais de son oeuvre. Je lui donnais de fausses nouvelles d’Hugo : notre éminent critique buvait sa littérature comme du petit lait, mais, je le connaissais, il n’élaborerait pas le moindre commentaire avant d’avoir tout lu. Cette explication me laissait un bout de répit.
En attendant, de nouveaux tomes s’accumulaient. Je leur avais aménagé un espace au grenier vu que mon écrivain pondait pire qu’une poule et que sa chambre était petite. En stockant à cet endroit, la tentation d’y jeter un oeil m’épargnait : il logeait juste sous le plancher craquant du grenier, sortait rarement, et je n’avais aucune raison de le croire dur d’oreille.
J’avais dû mettre au parfum les anciens amis d’Hugo. Ce petit cercle qui se réunissait dans mon café pour parler de tout et de rien avec des mines de conspirateurs, cette poignée de bonshommes pétris dans le suif de la vie, qui ne savaient pas lire et qu’il avait probablement choisis pour cette raison, se souciaient de mon écrivain comme de leur première paire de chaussettes. Pour me faire plaisir, ils mettaient leur deuil en quarantaine lorsque le monsieur daignait se produire dans la salle. Ils n’avaient pas à s’y efforcer longtemps, du reste, car il ne demeurait guère. Juste le temps de commander une grande tasse de café, qu’il emportait dans sa chambre en songeant à ses prochaines phrases.
L’excuse tenait comme elle pouvait. Elle m’a permis de repousser un moment ses demandes anxieuses au sujet du critique. Cet écrivain-là pouvait vivre sans toucher de salaire, mais il avait besoin d’une opinion sur son oeuvre.
J’ignore à quel moment il a cessé de me croire. Pendant une période assez longue, il n’a plus posé de questions. Il continuait à imprimer ses volumes, et je les stockais sans me faire prier, mais il ne courait plus après le verdict du critique. Je versais toujours mes acomptes au sbire, qui, changement aussi banal qu’insignifiant, s’était mis au décaféiné. C’était une phase d’apesanteur, l’ordre des événements semblait atteint d’immobilisme.

Un premier du mois, vers quinze heures, l’écrivain s’est trouvé tout contre moi. Nul toussotement, juste sa voix sans préambule, dure : “J’ai appris pour mon lecteur.” L’instant d’après, tandis que je cherchais vainement à remettre la main sur mes lentilles de contact, j’ai entendu la porte du bar se refermer.
Je le suivais en cahotant sur les trottoirs disjoints parce que je n’étais parvenu à retrouver qu’une seule lentille. Nous avancions au coeur des rues désertes. Hormis quelques chats de gouttière nul ne se mettait en travers de nos pas. Mon prédécesseur échappait fréquemment à ma vision bancale ; il disparaissait à l’angle d’une rue, semblait happé par la suivante. Dans chacune de nos villes demeurent des poches d’inconnu, des territoires anodins et pourtant étrangers, parfois si proches et si lointains qu’ils existent aux lisières d’une dimension parallèle. L’un d’entre eux m’accueillait à quelques rues de mon domicile.
L’écrivain menait un train rapide. Il filait devant moi comme un charme, les maisons se penchaient vers lui, les poteaux s’écartaient sur son passage. Ce chemin ignoré de tous le recevait tel un roi. Au bout d’une impasse dont les façades et les volets mités lui chuchotaient la bienvenue, se trouvait, à peine visible dans le flanc d’un immeuble borgne, l’entrée d’un atelier d’imprimerie. Je me suis plaqué au sol sous une camionnette et j’ai pris la pause d’un observateur.
La porte de l’atelier s’est ouverte, livrant passage à l’écrivain. Des filets de conversation me parvenaient, et le ronronnement de grandes machines. On imprimait la dernière oeuvre. L’instant suivant – mais il avait pu s’écouler une éternité – l’écrivain reparaissait. Le sbire l’accompagnait. Ils ont grimpé dans la camionnette et ont démarré. Sans doute le ricanement qu’ils ont poussé m’était-il adressé. Sans doute son timbre cynique et désinvolte m’a-t-il persuadé que je ne risquais plus rien à me diriger vers l’atelier.
La porte n’était pas fermée. Au centre de la pièce, une machine occupait le plus clair de l’espace. Une sorte de presse à l’ancienne munie d’extensions inédites et compliquées. L’endroit sentait la colle et le papier. Il faisait chaud. Derrière la machine se dressaient les piles d’ouvrages à la couverture vert sombre. J’avais trouvé le patron de la farce dans laquelle j’avais joué. Son ricanement résonnait encore à mes tympans. Mon rôle venait de s’achever. Je passais. J’étais autorisé à voir, je pouvais toucher, feuilleter un peu, j’avais même le droit de comprendre. Et puis je m’en irais. Je retrouverais mon chemin, parviendrais sans encombre dans ma rue. Au bout, contre la placette, le soleil sur une vitre du café me ferait un clin d’oeil. Une fois rendu, je serais parfaitement incapable de revenir.

Mon locataire m’attendait avec une valise fraîchement remplie. Élastique et silencieux, le sbire allait et venait entre le grenier et la camionnette pour embarquer la littérature. L’écrivain l’observait, satisfait du travail. “Mon ami ne viendra plus vous importuner. Vous pourrez épargner pour vos vieux jours.” Il m’a fait ses adieux. Il lui faudrait jeter son dévolu sur un autre quartier, chercher un autre lecteur. Un sort le poussait à découvrir ce que sa plume avait dans le ventre. Il l’acceptait, comme il avait accepté d’être un véhicule, de ne pas maîtriser ce qui passait dans son encre. Si cette matière portait la mort, alors il serait l’ange de la mort. A ce moment précis, l’écrivain aurait pu insister, me tendre un livre, je n’aurais pas résisté. Je l’aurais lu et nous aurions obtenu lui et moi la réponse à nos questions. Il ne l’a pas fait.
Le moteur ronflait. Il a grimpé dans la camionnette, ils ont démarré, et disparu à l’angle de la première rue.

Je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Je sais que la Pieuvre sévit dans certains quartiers, et je me dis qu’il y a peut-être au bout du fil un génie évadé de la lampe merveilleuse, un écrivain maudit qui cherche son lecteur.

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Nouvelle publiée dans l'anthologie "Le sang des écrivains", éd. A contrario, juin 2004, sous la direction d'Alain Pozzuoli

19/10/2005

Chroniques aléatoires

Georges BESS
BD
Casterman
280 p. / 15, 75 ∈

Grand bourlingueur du carton à dessins devant l’éternel, Georges Bess a décidé de confier chaque jour à cet album ventripotent (près de 300 pages) une courte chronique dessinée. Ladite chronique se trouve sur la page de droite, toujours. Elle met en scène l’auteur : quadragénaire au look tranquille (jeans, cheveux longs, bouc) mais au visage préoccupé. Seul dans un univers qui se réduit à un rivage borné par de hautes falaises et des étendues pierreuses immenses. C’est dans cet univers que l’auteur, représenté dans des poses tant hétéroclites qu’expressives avec une maestria qui rendra jaloux tous les étudiants des Beaux Arts, l’auteur, donc, se promène en méditant. Ses méditations passent en revue diverses questions métaphysiques et on pourrait les prendre au sérieux si la dérision ne rôdait pas tout près. Sans vraiment écraser la planche, sans tourner le propos en ridicule, mais apportant un recul salutaire à ces méditations de promeneur solitaire. C’est un humour du décalage et de l’incongru, avec une pointe de poésie, plus ou moins sensible selon l’humeur du moment, comme dans cette chronique où il dessine sur les arbres, sur les vagues, sur l’air… ou comme cette autre où il se représente en Chinois (ah, magie du dessin !) pour voir comment ça fait d’adopter, l’espace de quelques cases, une autre vision du monde.
Sur la page de gauche, tel un décor qui accompagnerait chaque chronique, ce sont des paysages crayonnés. Paysages de bords de mer, statiques, désolés… jusqu’à un certain point. Car parfois les ingrédients du paysage se mettent à bouger : les pierres s’envolent, deviennent des oiseaux, les nuages deviennent des poissons, et les poissons des nuages. Tout ceci graduellement, au fil des pages que l’on tourne, un peu comme dans ces carnets qui, feuilletés rapidement, produisent l’impression d’un dessin animé.
Au final, même si l’auteur ne parvient pas à nous captiver jusqu’au bout (sans doute ce livre aurait-il gagné à être élagué, pour ne conserver que les meilleures chroniques) il reste quelque chose de cette lecture : on a pris un grand bol d’air, un recul salutaire face aux « grandes » et « petites » questions existentielles, et surtout, on a assisté à une magistrale leçon de dessin.

23:45 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

18/10/2005

Après le train, le vélo...

Réservez vite votre tour, les places dans la file seront chères : Jean-François Dupont et moi-même, nous signerons nos petits derniers ("Par temps de neige" pour Jean-François, "La Bresse dans les pédales" pour bibi) à la Librairie du Théâtre, à Bourg-en-Bresse, samedi 22 octobre de 10 h à 19 h.
Ces deux ouvrages sont publiés dans la collection "Petite nuit" des éditions Nykta, collection mythique, consacrée au polar.
Oui, si je vous conseille très amicalement de réserver votre tour, c'est parce que dimanche dernier, ayant laissé Gilles seul sur le stand de Salmigondis au Salon de la Revue, j'ai provoqué une émeute parmi mes fans en débarquant à 15 h 25 au Salon du Livre d'Attignat. Certains m'attendaient depuis 6 h du matin, fébriles, le visage parcouru de tics et la respiration courte. Bilan de mon arrivée : 18 morts, 65 blessés.
Du côté de Jean-François, qui était pourtant là depuis le matin mais devait quitter Attignat à 18 h, soit 2 h avant la fin du salon, le bilan était encore plus lourd : 52 syncopes, 44 suicides, 2 apendicites...
Alors, je vous aurai prévenus : levez-vous très tôt samedi pour avoir une chance de nous approcher à la librairie du Théâtre. Et venez casqués !

00:40 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (5)

14/10/2005

Pour le train

Juste avant de prendre le train pour le Salon de la Revue (Espace Blancs Manteaux, rue Vieille du Temple, Paris 4ème, pour ceux qui brûlent de rencontrer les quelques centaines de revues présentes), bref, juste avant de prendre le train, je reçois le petit dernier d'Eric Faye : "Mes trains de nuit", à paraître le 19 octobre chez Stock. Je suis sûr que ce petit livre bleu nuit sera un excellent compagnon de voyage, et que je vous en reparlerai très bientôt ici.
A+

09:00 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (5)

08/10/2005

Terre

Mauvaise pêche. Un orteil de titan faisandé. Ça trônait au milieu du marais salant, depuis quelques jours. En périphérie tout commençait à pourrir. La saumure, devenue sauce brune, sentait si fort que j’ai dû m’appuyer un linge sur la figure, accrocher d’une seule main l’oripeau qui se délitait à chaque secousse, le traîner sur la rive, le balancer dans la benne, me réfugier à l’intérieur du Berlier, vitres fermées, gaz lâchés, langue de terre avalée sans dire “ouf !” pour vider l’indésirable dans la fosse commune et l’ensevelir sous de grandes pelletées de chaux vive.
On l’avait vu tomber, Costes et moi. C’était une journée à ne pas quitter le ciel des yeux parce qu’il en atterrissait de partout. Il y eut, cette fois-là, quelques morceaux gigantesques et de beaux dégâts. Une épaule de titan aplatit la médiathèque d’Arles. A Port-de-Bouc, plusieurs toitures essuyèrent une grêle d’incisives divines. Il fallait récolter le tout sans tarder si on ne voulait pas que ces reliques empuantissent le pays. Comme on n’a guère eu le loisir, depuis, de traîner vers Salins-de-Giraud, l’orteil en a profité pour gâter la saumure. Les pièces les plus nombreuses s’étaient abattues dans la plaine de la Crau. Retour aux origines ? Certains hellénistes localisent à cet endroit le combat entre les dieux et les titans.
Ç’avait dû être un brave feu d’artifice. Ces créatures hors normes en fureur, déménageant ciel et terre pour se cogner à pleins bras. L’univers avait certainement tremblé. Costes tenait de longue date une théorie à ce propos : si les corps disloqués, les membres sectionnés, tout ce petit peuple de restes divins ou titanesques n’avaient pas été retrouvés sur terre, c’est qu’ils avaient été projetés dans la stratosphère. Alors que ce combat mythique se fossilisait depuis longtemps dans les livres, voilà que le trou dans la couche d’ozone donnait raison à Costes en nous restituant les dépouilles congelées des protagonistes. Le ciel devenait incontinent : il ne retenait plus rien. Après les bouts de titans, nous allions récolter un tas d’embêtements. “Bon dieu, Roussin, et si le ciel se faisait la malle ?” C’était la question lancinante de Costes. A force de me la poser, il m’avait persuadé de prendre les choses très au sérieux. Ce que la population considérait comme un dérèglement folklorique, annonçait un cataclysme épouvantable. “Et si le ciel, fatigué de nous voir si pitoyables, se faisait la malle, dis, Roussin ! C’est toute la famille des étoiles et des comètes qui nous fondrait dessus, sans oublier les déchets moins nobles qui polluent la stratosphère !”
A cet endroit du raisonnement, Costes revenait parfois sur ses mots. Rien n’indiquait avec certitude que les étoiles, les galaxies, les débris de titans et de satellites géostationnaires n’appartenaient pas au ciel. Aussi bien, tout disparaîtrait en même temps et seul resterait au-dessus de nous le noir de la nuit – à condition que ce noir lui-même soit à distinguer du ciel. Dans l’autre hypothèse, il fallait se préparer à recevoir beaucoup de choses sur nos têtes. Hors de question, dès lors, de poursuivre une existence insouciante à la surface de la terre. Mourir aplati par un dernier cadeau du ciel en fuite, même sur le coup, même sans souffrir, ne chaut à personne. Nos dernières journées à l’air libre étaient comptées. C’est sous nos pieds que nos esprits évoluaient à présent, projetant des échappatoires miraculeuses. Nous bâtissions des palais enfouis au cours d’interminables soirées, attablés au chevet d’un flacon de gnôle et d’une platée de flageolets. A mesure que le liquide chatouillait nos langues, la métaphysique s’emparait de nos paroles. Nos gestes remuaient l’air de la cuisine, et lorsque le sommeil nous appuyait sur la nuque, il demeurait impossible à déterminer qui, de la métaphysique ou de la gnôle, avait eu le dernier mot.

Il fallait creuser profond. Costes n’appréciait pas la facilité ; cette épreuve que le ciel nous envoyait le mettait plus en joie qu’en souci. Il avait déniché un terrain idéal pour opérer, une colline de pur calcaire à l’air vaguement affaissé mais plutôt bonhomme, qui formait comme une verrue en lisière des étangs. Costes frappait dur, les blocs fusaient sous sa masse, aussi friables que du sucre. Avec mon Berlier, je récupérais les plus gros et je m’appliquais à monter autour de notre promontoire une digue qui nous protégerait d’un éventuel raz-de-marée.
En averses passagères, les débris célestes se déposaient autour de nous. Des bruits couraient, des rumeurs irisaient la surface des marais, sautaient de ferme en village. On aurait aperçu, à Fos, la madonne en sous-vêtements, décrochée du firmament sans avoir pu s’apprêter. A Martigues, à Istres, à Miramas, une pluie d’angelots aurait sectionné des fils téléphoniques. Vraiment, les choses partaient en biberine, mais nous n’avions plus le loisir d’écouter les rumeurs. Les craintes de Costes se trouvaient confirmées ; d’un moment à l’autre, c’est le ciel tout entier qui nous tomberait sur le chapeau.
Il avait récupéré du bitume dans une cuve. Abandonnée ou non – Costes ne s’embarassait guère avec des questions d’éthique –, peu lui importait du moment que ça collait bien. Il consolidait les parois de son trou avec cette pâte noire dont l’odeur m’incitait à occuper mes journées au loin. Lui s’en grisait au contraire, bitumant chaque mètre gagné en profondeur. Au soir, tandis que d’autres auraient succombé, fumés comme des harengs, Costes ressortait de son trou aussi frais qu’un gardon. Le gosier sec et la formule métaphysique perlant sous la lèvre, il s’installait dans la cuisine avec ses relents d’hydrocarbures, et je devais m’envoyer deux fois plus de gnôle pour supporter sa compagnie.
La perspective d’écouler le restant de ses jours sous terre rendait mon compagnon plutôt guilleret, comme si sa vie entière il avait attendu l’occasion de relever un tel défi. Il fallait faire provision de lumière. Comme on ne pouvait se fier au monde extérieur – les centrales électriques seraient vraisemblablement touchées par les fuites célestes – Costes n’envisageait pas de tirer des câbles au fond de son trou. Il entassait des bougies et des piles, des centaines de piles. “Avec ça, Roussin, on pourra tenir quelques années là-dessous. Le temps de voir venir. Après, il faudra bien que tu te mettes au bitume. Tu le diras à tes narines. Le bitume, ça sert à tout. Ça isole, ça tient chaud, et ça brûle aussi très bien. En Mésopotamie, nos ancêtres en consommaient des quantités impressionnantes.”

Évidemment, se posait le problème de la nourriture. Les conserves seraient périmées dans cinq ans, huit tout au plus. Costes considérait tout cela comme un détail, à peine une plaisanterie ; lorsque j’évoquais l’affaire, il m’appliquait une bourrade sur l’épaule et me servait un bon verre. “Un plant de tomates, ça n’occupe guère de place, et quand on en prend soin, ça donne tous les jours. Pour accompagner la tomate, rien de meilleur qu’un oeuf frais. J’emmènerai donc une poule.” “Juste une ?” je l’interrogeais lorsque mon verre était vide. “Écoute Roussin, une bête, quand on l’aime, ça ne meurt pas. Et ça pond, oh oui, ça pond !” Là-dessus, il me remplissait un nouveau verre, puis il lâchait, en bourrant mon autre épaule : “Si ton corps assimile bien la gnôle et les féculents aujourd’hui, tu pourras te contenter d’oeufs et de tomates jusqu’à la fin de tes jours. Le corps, ça fait pas beaucoup de bruit, mais ça stocke un maximum !”
La digue s’élevait. Elle dépassait d’une tête notre promontoire fatigué, projetant son comptant d’ombre à ses pieds. J’aurais pu en rester là et donner un coup de main à ma taupe de compagnon, mais l’odeur du bitume ne séduisait toujours pas mes narines. J’allais de plus en plus loin pour dénicher des blocs. J’accomplissais aussi une oeuvre de salubrité publique en évacuant les débris de titans oubliés çà et là. S’y ajoutaient quelques bouts de dieux, moins nombreux mais non moins fétides, et des carlingues de satellites, des éclats d’astéroïdes, des rayons de soleil brisés. Je pêchais, sachant que la plupart de mes prises ne trouveraient pas grâce aux yeux de la taupe. “Encore des vieilleries ! Des gadgets ! Tu veux nous tuer ? Les gadgets, Roussin, ça peut te pourrir la vie. Et sous terre, crois moi, quand on pourrit c’est pour l’éternité.” Certains jours, rien de ce que j’accomplissais ne lui convenait. “Tu ferais bien de creuser avec moi, plutôt que de monter un machin qui nous tombera dessus au premier souffle de vent.” Il aurait peut-être aimé que je me campe au bord de son trou, et que je pousse des hourras enthousiastes lorsqu’au soir, empestant comme Lucifer et plus noir qu’un bousier, il émergeait à l’air libre ! Je me débattais pour lui assener des arguments sans réplique : “Taupe naïve ! Tu n’y connais rien aux marais salants. Si tu pouvais imaginer comme c’est perfide ! Un étang qui se prendrait pour un raz-de-marée, c’est peut-être ridicule en soi, mais ça nous transformerait tous les deux en statues de sel.” Pour ajouter du poids à mes paroles, je poussais à mon tour la gnôle de son côté, lui adjugeant d’autorité une pleine louche de flageolets. Malgré cela je voyais bien qu’il n’en démordait pas. S’il vidait son assiette sans broncher, et l’arrosait poliment, une petite lueur dans son regard restait sur le qui-vive, et elle s’y entendait pour me faire douter de moi.

Le destin, ou son frère, donna bientôt raison à Costes. Alors que les débris du combat mythologique ne tombaient plus depuis longtemps, une cuisse de titan retardataire écrasa d’un seul coup les raffineries de La Mède. L’onde de choc fut sur nous dans le même instant. Adieu ma digue ! Adieu cuisine, gnôle et flageolets ! Ce qui semblait occuper une place immuable gisait en plusieurs morceaux sous des tonnes de caillasses et de saumure.
Les paupières collées, les narines bouchées par le sel, je survis au creux d’une poche providentielle. La vase s’est infiltrée sous mes vêtements mais le froid ne m’atteint plus. Je suis peut-être ankylosé, ou simplement mal réveillé. Costes, grand seigneur, ne m’accable pas de reproches. Je l’entends percer une nouvelle galerie dans ma direction. Lui, plus rien ne le dérange. Il avait rapatrié l’essentiel : plant de tomates, poule, et quelques ustensiles indispensables. L’éboulement a parachevé son oeuvre et ça l’arrange. Pour dire le vrai, il ne savait plus que faire de sa personne à l’air libre. Il est sympa, Costes. Il avait pensé à descendre une platée de flageolets, avec un fond de gnôle, pour notre premier repas sous terre. Tout en creusant, il m’exhorte à tenir. Il doit progresser vite parce que sa voix se rapproche d’heure en heure. Quand il ne m’encourage pas, il chante des gauloiseries et mon coeur se réchauffe à la perspective de passer le restant de mes jours auprès d’un tel compagnon. Finalement, avec de la tomate, de l’oeuf et du bitume, pour peu qu’on y mette du nôtre, on s’en paiera peut-être une bonne tranche pendant longtemps.

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Nouvelle publiée dans le magazine Saôn'art, en juin 2004

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