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30/03/2005

En avant goût de "La Bresse dans les pédales"...

"Polliatis"

(nouvelle publiée le 24 décembre 2003 dans la revue en ligne remue.net , de François Bon)




Le jour où les Polliatis en ont eu assez de mourir, la courbe démographique du pays bressan a hoqueté puissamment.
A Paris, l’employé Lézard entendit remuer dans ses registres. C’était comme le froufrou d’une souris. La courbe avait crevé les épaisseurs millimétrées du cahier qui l’abritait ; elle s’étirait, cherchant une issue. Le brave homme ouvrit en grand le vieux vasistas qui poussa un grincement de joie ; il eut à peine le temps de poser le document sur le toit de l’Institut Démographique National, puis de saluer la courbe à la volée, avant qu’elle ne s’élance dans le ciel de la capitale. Il aurait contemplé longuement son ascension si le froid ne l’avait incité à refermer. Lézard s’accorda deux minutes de silence et de réflexion. Là-dessus, il s’avisa que son estomac grognait un peu fort, et se mit en oeuvre d’éteindre les lumières. De tourner la clé. De descendre l’escalier. Son pas résonna bientôt à l’extérieur de l’immeuble. Sur le toit, la courbe s’étirait à perdre haleine.
Simplement parce qu’à Polliat, tout soudain, on trouvait ça compliqué de mourir. Passer l’arme à gauche entraîne inévitablement des soucis. Il faut régler un tas de choses, prévoir son après-mort dans le détail, pour peu qu’on désire laisser un souvenir présentable. Sans parler d’embêtement très concrets. Un mort, ça ne fait pas de vieux os à la surface de la terre. Ça remue de l’intérieur, ça infuse, ça gargouille, ça sent et ça dérange les voisins.
Peut-être bien que les Polliatis avaient attrapé la flemme de mourir. Alors on proliféra. Les jeunes pousses s’ajoutèrent aux vieilles branches, et les vieilles branches aux très vieilles branches. Il y en avait des antiques, des ceps à l’écorce parcheminée qu’on n’osait plus poser devant la porte. Ils s’accrochèrent. De toute la force de leurs ongles cassants, ils agrippèrent la vie à bras le corps. L’aïeul des Poncet, dont les joues crissaient pire qu’un vieux maïs, reprenait du poil de la bête. Il s’égosillait tant et plus depuis le profond de son lit qu’on décida de le sortir au soleil, pour voir. On avait un peu peur qu’il perde sa belle voix à cause de l’air, de la lumière, du vent. Dès qu’il aperçut devant l’habitation mitoyenne l’aïeul des Châtelet, fraîchement exhibé lui aussi, il entreprit de lui chanter l’aubade. L’autre répondit ; dès lors on ne se fit plus guère de souci pour l’entretien des vieilles branches. Un peu de soleil, un brin de compagnie, et l’ambiance musicale était assurée.
Finalement ce n’était pas compliqué de rester vivant. Il suffisait d’y mettre du sien. Ne plus fumer. Ne plus boire à foie-tu-m’embêtes, ni manger n’importe comment. Respecter quelques règles élémentaires de vie communautaire : loi, code de la route, et autres bricoles. On se surprit à négliger ceux qui n’y avaient pas pensé avant, et au bout du compte on évita d’honorer leurs tombes. Les morts étaient devenus un poids. Un monument d’égoïsme. Pourquoi mourir si on peut se dispenser d’embêter les autres avec ça ?
Parce qu’on n’avait pas trouvé le moyen d’endiguer l’usure des cellules, il arrivait que l’on passe malgré tout. Alors on prit coutume de ne valider le trépas qu’au delà d’un certain âge. Il fallait attendre son heure, et qu’elle fut la plus tardive possible pour mériter l’expression consacrée : “Il a bien vécu !” Ces quatre mots seuls, prononcés par les anciens devant la communauté au complet, ouvraient au défunt l’accès à une concession particulière. Une concession d’élite, éloignée du tout venant, et qui serait fleurie de temps en temps.
L’aïeul des Poncet se gardait bien d’évoquer la concession qui, de manière quasi assurée, lui reviendrait. Parce que penser à la mort faisait mauvais genre. Du reste, c’est surtout à la tombe qu’il songeait, en amateur de literie raffinée exalté à l’idée de son prochain baldaquin. Une couche douillette installée à l’ombre d’un chêne, protégée des intempéries par une brave roche moussue. Rien de macabre à cet endroit de son esprit, toutefois il préférait tenir cela au secret, de peur qu’on ne lui déniche des pensées morbides.
Il chantait des gaillardises en compagnie du vieux Chatelet. Les gens riaient, les poulets caquetaient, et la rue, la maison, la cour retentissaient de tout cela. Un vent de gaîté soufflait. On trouvait aux grands espaces un air de sépulcre ; on apprivoisait le confiné, le réduit. La miniature acquérait le statut d’étalon. On partageait logement et nourriture, vivant au milieu des poulets. Les bêtes étaient plutôt gentilles ; elles se laissaient grignoter sans faire de manières.
La générosité s’emparait des coeurs les plus secs. Les pas de porte s’encombraient. On sortait les aïeuls à tour de rôle ; il arrivait que le vieux Poncet doive entonner l’aubade avec un Bichet, ou un Cottet. Il les aimait tous, et cela n’entamait pas sa bonne humeur, même si le duo Poncet/Chatelet rendait le mieux, rapport à leur jeunesse écoulée sur les bancs de la chorale.
Le petit fils Poncet ramenait des voisines à la maison, parfois aussi des voisins. En grappes gloussantes et pouffantes, ils venaient à pied parce que la chaussée, encombrée d’une population de piétons et de vaches grasses, ne permettait plus aux scooters de rouler. On se doutait bien que les jeunes avaient passé l’âge de jouer au Monopoly. On leur demandait seulement de prendre des précautions. Car leurs nouveaux jeux les exposaient à une maladie mortelle, donc répréhensible.
Poncet Père ne tuait plus personne sur la route. Au fond du jardin, son bolide faisait le bonheur d’une famille d’oies, qui l’avaient disputé ferme aux mulots et aux ronces. Trop occupé à domicile pour aller pointer en ville, l’Aigle de la Nationale avait démonté son bec et troqué ses larges serres contre des mains douces pleines de bonnes intentions. Sa voix rocailleuse s’était réchauffée, comme si on avait badigeonné sa gorge avec du miel. Quand les autres lui laissaient un peu de temps, et d’espace, il sautait sur sa femme pour la couvrir de baisers. La bienheureuse se pendait à son cou en lui adressant, par tradition, la désormais obsolète formule : “Dis, tu ne roules pas trop vite au moins ?”
Sur le toit de l’Institut Démographique National, la courbe du pays bressan poursuivait son ascension. Avec la venue des beaux jours, l’employé Lézard pouvait laisser le vasistas entrebâillé. Il entendait de petits soupirs au-dessus de sa tête : “Pfff... , pfff... “, la courbe s’élevait en cadence, grignotait mètre après mètre la distance qui la séparait encore de la lune. Elle avait adopté la respiration d’un coureur de fond ; elle était têtue, on sentait bien que rien n’entamerait sa détermination. Hormis l’employé, qui sûrement avait une idée, même une toute vague, de ce qui se passait, nul ne fit aucune remarque. On était trop occupé à mourir dans la capitale pour lever les yeux vers le ciel.

Polliat prenait ses aises. Des lotissements excentrés effectuaient des jonctions avec les villages voisins. Naturellement, on y perdit aussi l’habitude de mourir pour un rien. On s’étonnait d’avoir été si peu avisé. Pour glaner quelques euros, quelques minutes ou quelques microbilles au jeu de l’honneur, on avait considéré la vie comme une quantité négligeable. Il fallait qu’à présent les gens s’embrassent sur les deux joues, et demandent pardon aux bêtes avant de les passer à la casserole. Ce monde était imparfait qui ne permettait pas aux poulets de participer à la fête ; c’était une raison suffisante pour limiter la casse. A quoi bon transformer un lapin en civet, aromatiser un boeuf avec des carottes ou fricasser un coq si l’on crevait l’instant d’après, le ventre plein, réduit en bouillie dans un fossé ou l’estomac truffé de plomb ? Rester vivant était devenu obligatoire, au moins par respect pour la nourriture.
L’extrémité de la courbe avait disparu depuis longtemps dans les profondeurs du ciel parisien. L’employé Lézard, qui approchait de la retraite, ne détenait nulle idée satisfaisante pour l’occuper. Métropolitain jusqu’au bout des ongles, il n’aspirait pas à larguer Paname pour dorer ses vieux os sur les rivages de la Grande Bleue, encore moins de finir en ermite dans une cabane au fond de l’Auvergne. C’est à Paris qu’il atteindrait l’âge canonique, et ce qui s’étirait sur le toit de l’institut en poussant des soupirs de marathonien hoquetait parfois, lui semblait-il, à son intention : “Il ne tient qu’à toi que tes vieux jours soient le plus nombreux possible !” Pour la première fois depuis des lustres, Lézard envisageait de quitter la capitale. Pas longtemps. Juste ce qu’il faudrait. Le temps de comprendre.

Il était passé par la fenêtre de la salle de bains parce que la porte d’entrée se trouvait encombrée par des dos, des fesses, des bras, des hanches. A la vue de la dame émergeant d’un bain moussant, il s’était confondu en excuses, et, une main pudiquement jetée devant ses yeux, tâtonnant du côté du lavabo pour atteindre la sortie, il avait délogé Poncet Père et Poncet Mère qui avaient cru s’octroyer un royaume d’intimité à l’ombre des serviettes. Le visage en feu, il s’était jeté sur la porte, et il avait dû s’arc-bouter ferme pour l’ouvrir, jusqu’à entendre là-derrière un craquement. Dans le couloir, un enfant agitait malicieusement son doigt déjà bleui, tandis qu’une tante lui confectionnait une compresse, en tremblant un peu parce qu’elle riait beaucoup.
L’employé Lézard parvint au salon. La foule y était plus dense. On marchait sur des ventres, sur des mains, sur des cous. Leurs gloussants propriétaires s’assenaient des claques sur les cuisses, comme après une bonne blague. Un jour habituel dans la maison Poncet. Une demeure que l’employé avait choisie au hasard, et qui devait offrir le même spectacle que les demeures alentours. Il y faisait chaud. Ça sentait le graillon et la sueur. De vieux bonshommes chantaient la sérénade à des couples d’adolescents énamourés. Une vache, que l’on n’avait pas eu le coeur de mettre à la porte, se grattait l’épaule contre un vaisselier. Au milieu de ce monde en joie et en petite chemise, l’employé seul conservait ses vêtements chauds, et le silence. Nul ne le faisait remarquer. Il était là. Il avait gardé son manteau. Il ne disait rien. Bon. On lui offrit un verre. Un épi de maïs braisé. Une serviette en papier. Un deuxième verre et un bout de fauteuil. Lorsque cette agitation lui donna sommeil, on lui proposa la moitié d’un accoudoir pour qu’il dorme à son aise.

Lézard avait compris.
Des paysages terrifiants défilaient derrière la vitre du train. Sur cette route en bordure de la voie, un chauffard mourrait bientôt, entraînant avec lui un père et ses enfants. Dans le bois sombre, au loin, quelqu’un fomentait un meurtre crapuleux. En queue du convoi, une main désespérée s’apprêtait à ouvrir la portière.
Mais lui, il avait compris.
Il remettrait le paysage à l’endroit, sauverait le père et les enfants. Il fermerait la portière du train. Il embrasserait la main. Il fermerait la portière de tous les trains, des métros, des RER, des bus. Il avait compris, il rentrait chez lui et il entendait bien que même à Paris on arrête de mourir pour un rien.
Sans doute est-ce plus difficile de convaincre une capitale qu’un village de deux mille âmes. Mais il possédait la foi. Il fallait envisager les choses modestement, sans brûler les étapes. Il commencerait par sa voisine de palier. Avec elle, il recréerait Polliat dans leur cinquième étage. Un petit coin de Bresse sans maïs, sans poulets, sans vaches, mais où il ferait bon vivre en se disant que c’est pour longtemps. Et puis, tous deux se lanceraient à la conquête des autres étages. Ce serait long, difficile, pourtant on en sortirait vainqueur. Quartier après quartier, avec ses boulevards combles, avec ses avenues dégorgeant une multitude de piétons ébahis de se trouver encore là, Paris vivrait. Le temps était venu.
Parce qu’à tant mourir, on avait oublié de vivre.

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27/03/2005

Il se passe quelque chose !

Il se passe vraiment quelque chose, 13 rue du 4 septembre à Bourg-en-Bresse tous les derniers vendredis de chaque mois dès 20 h 30 !
A l'initiative de Georges Ravat, animateur de la radio Tropic FM (90.0), et de Jacques Raydellet, saxophoniste et tenancier du tout jeune bar le Bémol 13, des soirées littéraires et artistiques ont lieu depuis un an au Bémol 13 (justement). Chansons, sketches, lectures, et même chorégraphies se succèdent dans une ambiance bon enfant, devant un public décontracté (c'est quand même un bar nom de dieu) mais très attentif et de plus en plus nombreux. Auprès des familiers du Bémol (le chanteur Arnaud Colignon, les groupes "Ces deux-là", "Luna Negra", le musicien Thierry Küttel, le danseur Alain Sallet, le libraire Patrice Perrin, les écrivains Bernard Chatelet, Marie-Ella Stellfeld, Christian Lux, Simon Defives, votre serviteur et bien d'autres encore...), des artistes ou écrivains de passage dans la région y ont déjà donné de la voix (ainsi Abdelkader Djemaï, en septembre). Chaque soirée voit un thème décliné selon la fantaisie des différents intervenants : "la révolte", "le voyage", "l'attente", "charnel", "blues", etc...
Bref, une initiative très "salmigondienne" ! Si vous êtes de passage à Bourg-en-Bresse un vendredi soir, en fin de mois (mais vous pouvez aussi venir exprès, ça vaut le coup !), je vous recommande de vous asseoir un moment au Bémol 13, avec vos oreilles et vos yeux grand ouverts.

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25/03/2005

Festival de Damparis

Philippe Gindre, des éditions La Clef d'Argent, nous informe qu'il sera au festival de Damparis (Jura) les 21 et 22 mai prochains. Il ne sera pas seul d'ailleurs. Outre la trentaine de dessinateurs de BD invités pour dédicacer leurs oeuvres, on trouvera aussi pas mal d'auteurs édités à la Clef d'Argent. Jugez plutôt.

L'Elficologue Pierre Dubois (L'Encyclopédie des Elfes, Le Grimoire du Petit Peuple, Petrus Barbygère) sera l'invité d'honneur.

Entrée libre et gratuite: http://onclelucieneditions.free.fr/salon.shtml

Auteurs et illustrateurs présents sur le stand de la Clef d'Argent :

Jonas Lenn, écrivain, qui dédicacera son roman: La Spirale de Lug. http://www.clef-argent.org/lenn.php
Sylvain Chevalier, illustrateur de La Spirale de Lug, dessinateur BD. http://membres.lycos.fr/chezsylvain/
Jean Marigny, vampirologue. http://www.clef-argent.org/marigny.php
Fernando Goncalves-Félix, dessinateur. http://www.clef-argent.org/fgf.php
Lionel Dupuy, spécialiste de Jules Verne, qui présentera et dédicacera son essai: En relisant Jules Verne. http://perso.wanadoo.fr/jules-verne/ et animera des rencontres en milieu scolaire durant la semaine précédant le salon.

Les éditions Nuit d'avril (livres fantastiques et gothiques) seront là également http://www.nuitdavril.com/

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23/03/2005

Dédicace exceptionnelle !

Jean-Jacques Nuel signera son roman "Le nom", paru aux éditions A contrario, le mercredi 30 mars, de 17 à 19 heures, à la librairie des Nouveautés, 26 place Bellecour, 69002 Lyon.
Réservez dès à présent votre tour ! Et, entre nous, allez-y sans crainte : l'auteur ne mord pas, il est même sympathique et surtout il a du talent.

23:35 Publié dans Livre | Lien permanent

21/03/2005

Un nouveau blog excellent !

Je viens de découvrir le blog de mon ami Christian Cottet-Emard : http://cottetemard.hautetfort.com
Comme Jean-Jacques Nuel ( http://nuel.hautetfort.com ), et votre serviteur ici même, Cottet-Emard témoigne de son expérience d'auteur. Il passe au crible le monde de l'édition, il n'en sort pas que des bonnes choses mais on rigole, même s'il faut parfois apprécier l'humour noir. Encore un de ces blogs où, me direz-vous, un pouêt maudit se plaint de son sort et accuse le monde des lettres de ne pas assez penser à lui. Eh bien vous aurez tort de le dire. Ce pouêt est l'un des meilleurs écrivains que je connaisse (et d'une), et son analyse du milieu littéraire est on ne peut plus pertinente (et de deux). Il faut être aveugle (ou ne pas avoir intérêt à l'ouvrir...) pour ne jamais rien trouver à redire au monde littéraire tel qu'il va. Heureusement l'époque est à la critique de la critique. Il y a eu Domecq (réédité, dieu merci), il y a eu Jourde (excellent au début, si l'on excepte sa lecture superficielle d'Autin-Grenier et son admiration béate devant le vide houellebecquien). Il y a maintenant Cottet-Emard ! Serions-nous à la veille d'une révolution dans les coulisses de l'édition ?

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15/03/2005

Le maître de Cardin

(nouvelle publiée dans la revue Nouvelle Donne n°34, novembre 2003)

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À Beaujeu, le plus douloureux finalement c’était ces couchers de soleil sur la ligne barbelée de l’Azergue. Parce qu’ils traînaient derrière eux une ombre aux contours embrasés, une odeur d’incendie mal éteint qui nous empoignait à la gorge et nous faisait regretter d’être venus au monde.
Après, même si les choses adoptaient une tournure salement concrète, on peut dire que le plus dur était passé. Tout ça, finalement, ça restait du physique. Ça n’atteignait pas le dixième de l’horreur qui se déployait dans nos têtes au crépuscule. On avait l’impression qu’avec le soleil, notre souffle, notre vigueur, notre vie pleine et juteuse prenait le large. On n’était jamais sûrs que ça nous revienne le lendemain. Aussi bien, la montagne garderait le tout sans dire merci et elle demeurerait noire, lourde et noire sur l’horizon comme un cauchemar.

Cardin n’était pas un sauvage durant la journée. Il nous laissait blaguer ; il savait qu’au bout du compte les vendanges produiraient leur comptant de liquide, de pépins et de moût, et aussi qu’un bon vendangeur ne gâche rien à agiter un peu sa langue au-dessus des grappes.
Mais il craignait la nuit, comme nous. Une crainte qui remontait du fond des âges, et qui nous tenait tous. C’est à ce moment là, quand le soleil basculait, et avec lui tout le plissement fauve des Coteaux, c’est à ce moment précis que la pupille de Cardin devenait mauvaise. Pas vraiment méchante, pas vraiment cruelle, mais mauvaise, ça oui !
En définitive, les traces durent ce qu’elles durent. Elles sont de profondeur variable et certains réussissent à les effacer. On apprend de la vie chaque jour, dans un ordre aléatoire, puis, au bout du compte on s’en va toujours sans laisser d’adresse et la vie n’a plus aucun moyen de nous contacter pour finir le travail. Voilà pourquoi nul ne peut tout connaître. Voilà pourquoi certains apprennent à oublier plus tôt que les autres. C’est aussi bête qu’un bonsoir, juste le temps qui nous joue des tours. Ainsi, ceux qui la nuit venue pâtissaient le plus des colères de Cardin – je pense au grand Fabron, ou à Edgar Lézard – , ceux-là sont tout à fait capables d’avoir oublié les corvées, les coups et les séances particulières sur sa couche.
La nuit faisait de cet homme une bête traquée, une brute. Celui qui nous autorisait à nous la couler presque douce en journée devenait un commandeur impitoyable. Et il ne s’estimait jamais satisfait, le monde entier lui manquait en permanence. Il lui fallait son manteau, et sans discutailler ! Sa canne en roseau, pour le cas où l’un d’entre nous s’aviserait de lui jeter un mauvais regard ! Un cruchon de Savagnin, plein à ras bord et dans les deux minutes, sous peine de passer un sale quart d’heure ! Vérifier, encore et encore, si la porte de la grange était bien fermée, à cause des rats ! Sous le plus commun prétexte, était-ce lenteur à réagir ou mauvaise grâce à s’exécuter, Cardin se livrait sur nos jeunes corps à d’ignobles sévices. Il nous pinçait la peau du ventre jusqu’à ce que nos hurlements se tarissent. Entre son pouce et son index la chemise se tâchait de sang mais Cardin ne desserrait pas l’étreinte. Ne restaient devant ses yeux fous que de jeunes corps tordus, au visage livide, et dont la bouche laissait échapper des clapements de canards muets.
Cardin était l’Ogre du Beaujolais. L’Immortel. Celui qui terrorisait nos ancêtres et les ancêtres de nos ancêtres. Il avait gravé une trace de feu dans les mémoires, prélevant sur chaque génération sa part de chair fraîche.
Cardin n’était qu’un pauvre gône de Perrache, un malheureux comme nous que le vent avait charrié le long de berges de la Saône, pour l’échouer ici, la tête en morceaux.
Cardin était le véritable seigneur de Beaujeu, évincé du partage, qui se morfondait à faire trimer des mômes sales et malpolis pour le compte des propriétaires.
Les histoires tournaient de bouche en bouche, gagnant en vigueur, en mystère ou en cruauté à chaque veillée. On colportait, on amplifiait, on remodelait. Ainsi prenait corps la légende du pays beaujolais. Cette légende entretenue par d’autres avant notre arrivée dans le domaine, et qui était parvenue jusqu’à nous sans se donner la peine de souffler fort, tant il est vrai que nos oreilles savaient tirer matière à épopée du moindre vent qui passe. Aussi bien, on se disait depuis nos pénates, cette histoire d’Ogre en Beaujolais, cette histoire de seigneur déchu, ce n’était peut-être rien, vraiment rien du tout. Mais à penser Beaujeu, nous, qui à Monsols, qui à Villefranche, qui à Châtillon, on faisait la grimace. On ne disposait d’aucun fait précis, ni témoignage direct ni preuves ; on savait juste que ça sentait mauvais. C’est sûrement pour ça, que voulez-vous, qu’on a tous rappliqué. Si ça se trouve, on répondait quand les gens s’étonnaient de nous voir venir jusque là, les grappes de Beaujeu nous ont cligné de l’oeil plus gracieusement que les autres !
Au vrai, on n’avait guère le choix du métier. Il fallait remplir vite et chaque jour notre ventre. Et à tant vivre dans la rue on avait appris à ne compter que sur nous-même. Nous étions à l’âge où les os poussent dans tous les sens, comme s’ils voulaient trouer la peau qui les couvre, histoire de montrer un peu leur frimousse au bleu du ciel. Certains décalages de la nature se corrigeaient, des tendances s’inversaient dans nos corps : ceux qui avaient jusque là mangé la soupe sur la tête des autres en étaient parfois réduits, l’espace de quelques mois, à tutoyer des poitrines musculeuses rechignant à se laisser manier plus avant. Nos visages d’anges prenaient des proportions nouvelles : nos sourcils devenaient broussailleux, nos joues se creusaient, nos nez s’allongeaient de concert avec nos mentons, et par dessus tout ça la peau de nos joues se couvrait d’un sale petit duvet gris. Nous n’étions pas beaux, ça non !

Le petit blond est venu début novembre. Le soleil chauffait comme en plein été ; on avait repris l’habitude de dormir à la belle étoile, pas fâchés d’abandonner pour un temps notre grange infestée de rats. On l’a aperçu tout de suite parce qu’il avançait à contre-jour, sa silhouette se détachait nettement sur l’horizon des vignes. Il a marché droit vers nous, en plein milieu des ceps. Quand il est arrivé tout près, il a failli sourire. Au dernier moment il s’est ravisé. Il avait de l’instinct ; il a compris instantanément qu’on lui rendrait pas son sourire. On lui voulait pas le mal, ça nous ferait même de la distraction d’être un de plus, mais il avait commis une erreur en marchant au plein mitan du champ. Nous, on voulait surtout pas que Cardin nous croie de son côté.
Cardin n’a rien dit. Il a juste fait bonjour case toi dans le champs avec les autres je vais te montrer la besogne. Ça nous a un peu sciés parce que, même si les instincts de Cardin restaient tranquilles en journée, on ne l’avait jamais vu si miel. D’autant que les vendanges étaient finies ; l’entretien du domaine ne nécessitait pas de main d’oeuvre supplémentaire.
Le soir, au campement, on a touillé les braises jusque tard. Le petit blond avait l’air endormi, pelotonné dans son sac à l’écart du foyer.
“Ça sent la racaille de La Mûre. A plein nez ! Visez un peu cette rondeur de la tête, cet oeil bovin !”
Edgar Lézard sifflait en chuchotant. Régulièrement, l’un d’entre nous devait lui faire signe de siffler moins fort, pour les oreilles du petit blond, et pour les nôtres...
“J’en mettrais mon bout à couper que c’est un de La Mûre. V’là que les mange-bouses descendent becqueter avec nous maintenant !”
Les langues s’échauffaient à supputer ; il nous fallait les arroser copieux pour qu’elles repartent.
“Un gône de la Croix Rousse, à tous les coups !” C’était Fabron qui parlait, un grand échalas dont les membres dégingandés s’entortillaient dans les ceps, et qui n’était jamais le dernier pour cracher du fiel.
“Va pas s’en tirer comme ça, ce matefesse, je vous le promets.”
Là-dessus, il a vidé son cruchon et s’est allongé dans l’herbe, paré pour un tête-à-tête avec les étoiles. On connaissait les promesses de Fabron. Dans sa bouche certains mots étaient à prendre à reculons. Pas plus que nous il ne toucherait un seul cheveu de la tête blonde.
Il y en avait pourtant des vicieux, parmi nous. Des acharnés du bizutage, capables de se défouler sur les nouveaux après les séances avec Cardin. Moi-même, il me faut le reconnaître, je pouvais me comporter comme un parfait chacal, et que le nouveau fût plus petit que nous, ça n’aurait rien changé à son affaire. Pourtant ce petit blond là, avec son regard en plein dans l’axe, nous désarmait complètement. Il lui suffisait de lever les yeux pour que les bras nous en tombent. Nous nous retrouvions encombrés de notre carcasse, à ne plus savoir qu’en faire.
Le plus flagrant, c’est que Cardin lui-même n’a pas touché au nouveau. S’il demeurait inchangé au plein du jour, distribuant ses consignes avec son habituelle économie de mots et de gestes, il a très nettement modifié son comportement après la tombée de la nuit. Son oeil était toujours mauvais, et on sentait remuer les nerfs juste sous la peau de la bête, prêts à jaillir en étincelles au moindre prétexte. Mais en présence du petit blond, il ne bronchait pas, détournait la tête lorsque l’autre le regardait en face. Même – ça nous a fait tiquer, et pas qu’un peu, dès qu’on s’en est aperçus – si le nouveau se ramenait au moment où ça tournait au vinaigre pour nous autres, Cardin baissait les yeux, sa poitrine s’apaisait, et il n’astiquait personne.
On avait du mal à se l’avouer, mais on préférait nettement que le petit blond reste dans les parages après le crépuscule. D’ailleurs, le soir où on l’a expédié à la ferme pour pêcher de quoi organiser un casse-dalle – à tour de rôle, l’un d’entre nous s’y collait et on ne voyait pas encore pourquoi le petit blond devait être dispensé de la corvée – , Cardin s’est empressé de trouver des prétextes pour nous bastonner. Malgré ces quelques temps d’abstinence, il avait encore la main leste. Il avait déjà désigné Fabron pour le suivre dans sa piaule. Le grand dadet serait encore passé à la casserole ce soir-là si dans la cour, près du portail, on n’avait entendu crisser le gravier. Le petit revenait avec les bidons de lait, le lard et les oeufs. En arrivant au campement, il a compris tout de suite la situation. Ça, pour avoir de l’instinct ! Cardin s’est mis à trembler. Il a baissé les yeux, et ils se sont tellement agrandis à lorgner le bout de ses chaussures qu’on a eu peur de les voir tomber dans le feu. Lorsqu’il a relevé la tête, aussi penaud qu’un chenapan pris en faute, l’autre le tenait, avec son regard droit planté au plus profond de lui. On le voyait bien, c’était parti pour durer comme ça... peut-être la nuit entière. Cardin ne bougeait pas. Son coeur se calmait. On ne voyait plus remuer les nerfs sous sa peau. Il transpirait un peu. Et puis le petit a lâché. Cardin s’est éloigné. Avant qu’il ne disparaisse, on a cru entendre un mot. On n’était pas sûrs mais comme on s’est tous regardés avec l’air de tomber de haut, on n’a plus douté. Il avait dit : “Merci !”

Longtemps, on s’est demandé s’il fallait continuer à regarder la montagne comme un cauchemar. Les couchers de soleil nous angoissaient moins, c’est clair, mais il y avait quand même ces nerfs sous la peau de Cardin. Leurs mouvements, à certains endroits du visage ou des mains, évoquaient de sales choses. A présent que les soirées lui demeuraient interdites, il gardait son regard mauvais même en journée. On le sentait, Cardin n’allait pas tarder à réclamer sa ration de chair fraîche. Il ne valait mieux pas se retrouver seul face à lui trop loin du groupe. Il aurait été capable de nous renverser à l’ombre d’un cep, et de nous régler notre compte.
Ça pourra sembler bizarre qu’on n’ait pas songé à se carapater. Il y avait bien d’autres vignes, vous me direz, d’autres exploitations, d’autres chantiers en mal de main d’oeuvre. Mais voilà, des mômes tels que nous autres, avec l’hiver qui approchait, on regardait toujours à deux fois avant de se retrouver à la rue. Avec ça qu’il y aurait d’autres Cardin ailleurs, prêts à nous faire la fête. Les Cardin et consorts, nous, on avait toujours connu. On était du miel pour ce genre d’abeilles.
Finalement, c’est Edgar Lézard qui, par un matin brumeux de décembre, a failli rester sur le carreau. On l’a entendu siffler, quelque part dans le champ. Un seul coup brusquement interrompu. C’était difficile d’y voir clair parce que le soleil jouait à cache-cache avec le brouillard ; on était tantôt éblouis, tantôt plongés dans une purée de pois. Fabron, marchait en tête, plus inconscient que courageux. Il a entendu des bruits de lutte dans les feuilles, quelque part à l’avant. On a demandé au petit blond de passer, et on l’a suivi à bonne distance. On l’a même perdu de vue un instant derrière le brouillard. Quand on l’a rejoint, il était planté devant Cardin. On a remarqué que même assis, le dos voûté et la nuque baissée, Cardin était plus grand que le gamin. Edgar Lézard récupérait lentement ses couleurs, on entendait passer de l’air dans sa gorge, que l’autre avait dû salement lui rétrécir. Vingt secondes de plus et Edgar Lézard n’aurait plus jamais sifflé.
Sans dire un mot – on a seulement réalisé qu’on n’avait jamais entendu le son de sa voix – le petit blond a pris la main de Cardin, qui s’est levé d’un mouvement très fluide, et ils ont commencé à marcher en direction des montagnes. Le petit donnait le cap. Le grand suivait paisiblement, comme si la quiétude de l’univers entier venait de l’envahir. Bientôt, il n’y eut plus que leurs ombres aux confins des champs, dans les éclaboussures des derniers lambeaux de brouillard. Derrière nous le soleil pesait comme un fruit mur, allongeant ces deux ombres au pas tranquille qui rapidement ne formèrent qu’un seul point, tout contre la silhouette barbelée du massif.
A midi, on avait rassemblé notre paquetage. On a regardé une dernière fois vers l’Azergue, et on s’est envolés aux quatre vents.

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Roland Fuentès, septembre-octobre 2003

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13/03/2005

Concours de nouvelles de Riantec

Allez, pour ceux que ça intéresse, je transmets l'annonce :

Concours de nouvelles de Riantec (Morbihan)

thème : "La honte"

longueur : 10 pages max

inscription : gratuite

2 prix seront attribués : le Prix de la nouvelle de Riantec, d'une valeur de 305 euros, et le Prix d'encouragement, d'un montant de 153 euros

date limite d'envoi : 24 septembre 2005

règlement complet à l'adresse : Concours de nouvelles de Riantec, association Les amis des arts et de la culture, BP 27, 56670 Riantec

14:29 Publié dans Livre | Lien permanent