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30/07/2006

CONCOURS DE BD SALMIGONDIS

SALMIGONDIS, revue littéraire et artistique, organise un concours de  Bandes Dessinées. La date limite de participation est fixée  au 30 septembre 2006.

Le thème est libre.

Deux catégories seront représentées : de 1 à 2 pages et de 3 à 8 pages. Il est possible de participer dans les deux catégories.

Chaque BD sera expédiée aux organisateurs en deux exemplaires. Ceux-ci ne porteront nulle mention révélant l'identité de leur auteur. L'envoi sera accompagné  d'une enveloppe fermée contenant les coordonnées du participant (nom, prénom, adresse). L'identité des gagnants ne sera révélée qu'après les délibérations du jury.

La participation est fixée à un montant de 10 euros , payables par chèque à l'ordre de SALMIGONDIS .
(Les concurrents désirant participer dans les deux catégories ne paieront qu'une seule fois.)

Les deux premières BD de chaque catégorie seront publiées dans SALMIGONDIS. Leurs auteurs gagneront un abonnement de 4 n° à la revue, ainsi que la somme de 100 euros (1er), 50 euros (2ème).

Les envois seront expédiés ci-dessous:

SALMIGONDIS - Concours de BD, Cuisiat, 01370 TREFFORT-CUISIAT

ou

SALMIGONDIS - Concours de BD, 28 rue du Château Vert, 13710 FUVEAU

Chaque participant recevra le numéro contenant les BD  primées.

11:08 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

09/07/2006

L'OMBRE SUR LE PONT CHARLES

“Karel, j’aimerais te dire au-revoir. Même si je te sais résolu à demeurer sur ce pont jusqu’à l’éternité. Je sais beaucoup de choses encore, et certainement plus que toi-même à ton sujet. Depuis le début du voyage, j’ai reçu l’intuition de ce que tu ferais. Non. Intuition me semble un peu faible : je t’ai aperçu tel qu’en ce moment, debout sur le parapet, avec tes ailes, immenses. Et aussi la foule couvrant le pont, les autres statues en enfilade, les musiciens, la vieille ville perchée à l’arrière-plan, comme tenue en laisse par son château.
J’ai tout vu dès l’instant où tu as posé le pied dans le wagon. Le premier wagon du premier train. J’étais resté sur le quai pour te passer nos deux énormes sacs à dos. Une fois hissé à l’intérieur, tu t’es tourné vers moi. À cet instant je t’ai regardé bien en face parce que ça m’aurait amusé de surprendre une marque d’exaltation sur ton visage. J’aurais dit : “Tu vois bien, grincheux de mes fesses, que tu peux encore sourire !” Tu t’es baissé, ton bras s’est tendu dans ma direction. Et tu as disparu.
..
Il y a du monde. Plusieurs longues tables quadrillent la cour d’une auberge. Des convives ont roulé dessous, dessus, à côté. Le restant du clan des Irlandais brandit des chopes gargantuesques ; les lèvres luisantes, ils entonnent à pleins poumons une chanson de basse taverne tandis qu’en face d’eux les Espagnols, moins nombreux, doivent chanter deux fois plus fort pour ne pas démériter. Tu te tiens en retrait de l’agitation, adossé contre le mur dans un coin sombre de la cour. Tes ailes ne sont pas encore accrochées à tes épaules, pour le commun des mortels il n’y a rien que toi, buveur mélancolique en retrait de la fête et le mur derrière, mais elles projettent déjà une ombre autour de toi. Au bout de ton bras se balance une chope encore pleine ; un peu de mousse coule le long du verre. Tu n’es pas à ton affaire ici non plus.
..
Un voyageur, sur le quai, a effleuré mon épaule. Toi, tu m’attendais les mains tendues dans le vide d’un mouvement esquissé. Une splendide moquerie trônait au milieu de ton visage. Je t’ai passé les sacs et j’ai grimpé. Il restait des places contre une fenêtre, côté mer.
Pourquoi Prague ? Voilà ce que tu t’es demandé chaque jour de ta vie. Cette fois tu n’as plus esquivé la question. Même si tu nous as concocté des amuse-gueule en forme de zigzags à travers l’Europe de l’Est, il était clair que le plat de résistance, ton véritable rendez-vous, ce serait Prague.
La baie de La Ciotat déroulait un cercle autour de nous, un panoramique à la lenteur fabuleuse. On distinguait notre île au pied de la falaise, la masse des chantiers navals abandonnés, et puis, en fin de la longue courbe, un bout des plages gagnées sur le littoral, touristes et bateaux en caoutchouc. Le petit monde de nos souvenirs s’était donné rendez-vous derrière la vitre pour te dire adieu.

A Vintimille, les douaniers transpiraient tellement qu’ils avaient peine à nous impressionner. Le plus corpulent soufflait beaucoup ; entre deux voyageurs ses joues enflaient, puis se vidaient à grand bruit, propageant dans son corps énorme une onde gélatineuse. J’étais devant toi, je lui ai tendu mon passeport. Il a jeté un oeil mécanique à l’intérieur et me l’a rendu en appelant la personne qui te suivait. Tu as rangé ton passeport sans l’avoir ouvert. De cet instant – ça ne m’a pas échappé – je n’étais plus seul à percevoir la distance que tu étais parvenu à mettre entre le monde et toi.
Après, ceux qui nous ont croisés n’en sont pas ressortis indemnes. Ces routards d’un mois ou deux avec lesquels nous avons partagé le pain, le gîte, et parfois l’émerveillement, ont eu l’occasion de se confronter à ton exceptionnelle faculté d’être absent.
Je me souviens d’une halte sur la place du Dôme, à Milan. On avait jeté notre barda en plein milieu parce que nos pieds refusaient de nous porter plus loin. Ce sac volumineux qui nous donnait des allures de tortues était le signe de ralliement des routards de toute espèce. “D’où tu viens ?” “Où tu vas ?”. Éternelles questions posées aux quatre coins de l’Europe par des aventuriers de pacotille. Un Espagnol blafard et poussiéreux s’est amarré à notre îlot. Autour de nous la foule piétinait ferme ; il fallait lever haut les yeux pour profiter d’un peu de ciel bleu. À ce moment là tu avais encore un peu envie d’être ici : tu lui as exhibé ton plus bel espagnol. Moi, je m’en tenais à l’anglais. Une conversation en deux langues, et en mimiques. Nos mains et nos visages produisaient beaucoup d’agitation ; il se formait des quiproquos, des silences, mais au final nos propos – miracle de l’intuition – suivaient un cours presque régulier. Lui, il arrivait de Budapest, où il avait essuyé le plus bel orage de sa vie. En témoignait la boue séchée sur ses chaussures et son sac à dos. Il devait rejoindre son ami à Milan ; le rencard n’avait pas fonctionné, il demeurait seul et déprimé. Son regard m’enveloppait avec l’expression d’un petit animal violenté par son maître. Tandis qu’il blaguait – il appréciait de laisser glisser langoureusement certaines consonnes sur le bout de sa langue – ton visage s’est superposé au sien.
..
Ton visage de Prague. Traits tirés, pupilles à la fois sombres et incandescentes. Tu es devant la porte de la taverne, sous la poignée de lettres qui la désignent. U-Fleku. Le rendez-vous des routards du monde entier. Dans une heure, Espagnols et Irlandais rouleront sous les tables. Les cloches de ton prénom carillonnent à tes oreilles. Karel. Deux syllabes que tu portes pour tes parents, souvenir d’un séjour à Prague, juste avant ta naissance, où le patronyme d’un roi défunt gravé sur la pierre de sa cathédrale leur avait sauté aux yeux. Ce roi de Bohême d’un lointain quatorzième siècle, celui qui brûlait d’unifier l’Europe, s’est réveillé durant cette Guerre Froide qui a coupé en deux le continent. Il réclame une part de cet Ouest dont on l’a privé. Une part vivante.
Voilà pourquoi tu entends son appel. Cet autre Karel, celui qui repose au château, te veut près de lui. À ses pieds. Parce qu’il faut bien un ange pour veiller sur le sommeil d’un roi.
..
L’Espagnol ne t’accordait guère d’importance. Il préférait mon anglais bredouillant à la politesse que tu lui témoignais en t’aventurant dans sa langue. Tu t’en es rendu compte. Retournant lentement au silence, tu as commencé à regarder ailleurs. À la faveur d’un éclat de rire, l’Espagnol s’est rapproché de moi jusqu’à ce que nos épaules se touchent. Tu t’es levé, tu t’es dirigé vers le Dôme. J’ai dû le prier de bouger parce que je craignais de te perdre des yeux. Il n’avait pas l’air de comprendre. Perdre qui ? Nous avons marché, aussi vite que notre barda le permettait. Parfois, la foule nous bousculait. L’Espagnol s’appuyait contre moi pour conserver son équilibre, ça le faisait pouffer de rire.
On t’a perdu pour de bon. On s’est arrêtés à l’entrée d’une haute galerie. L’Espagnol me parlait d’un voyage en Bohême, où il me désirait près de lui. Sa voix était douce, ses yeux brillaient comme des bougies de Noël. Je le trouvais crampon. J’ai proposé qu’on se retrouve à Prague, puisque c’était aussi dans nos destinations. Ça l’a déçu. “Et moi qui te croyais libre comme l’air !” Je le voyais tanguer d’un pied sur l’autre, ses yeux dévoraient mes lèvres : un acrobate prêt à bondir sur un trapèze. Je lui ai dit non. Avec toute la diplomatie dont je me croyais capable. Non. “Il me faut rattraper Karel.” En quelques enjambées j’étais séparé de lui par un épais cordon de touristes. “Retrouve-nous à Prague, sur le Pont Charles dans quinze jours, si le coeur t’en dit ! » Je ne voulais pas emporter la mauvaise conscience. Je crois – non, je suis sûr – que je l’ai entendu crier : “Mais enfin, tu pourrais me dire qui est ce Karel !”

A Budapest, en effet, il y avait de l’eau ! Le Danube était pris d’obésité ; des appendices lui avaient poussé de tous les côtés, des membres gras et boueux qui recouvraient le moindre plan d’asphalte. Des panneaux de signalisation, des feux rouges surnageaient ça et là. Ça t’a beaucoup amusé, au point qu’après m’avoir photographié devant un palais mouillé, tu t’es laissé glisser dans l’eau terreuse et tu as fait du bouillon en agitant les bras. Puis tu as commencé à dériver sur le dos. Le courant était faible à cet endroit, je n’aurais pas eu de peine à te rattraper. Les monuments plantés sur les berges te jaugeaient du haut de leurs siècles d’histoire. Tu ne leur accordais pas un seul regard, tes yeux fichés dans le blanc laiteux de ce lourd ciel d’été. Bientôt, des promeneurs alerteraient la police ; on viendrait te repêcher. Je savais tout cela mieux que toi. Je l’avais vu.

A Bratislava, c’est sur le marché que je t’ai retrouvé, après deux jours de recherche cette fois. Ta propension à disparaître à chacune de nos étapes ne m’alarmait plus vraiment.
Il y avait eu cet individu à la sortie de la gare, qui nous avait amenés dans un hôtel pratiquant le change même le dimanche. Parce qu’au bout du compte l’hôtel manipulait des sommes trop importantes pour nos bourses, et qu’il nous faudrait attendre le lendemain avant de trouver une banque ouverte, le type avait tenu à nous payer le tramway jusqu’à cette cité universitaire transformée en auberge à routards. Pourquoi tout ça pour nous ? Le campus de sa jeunesse. Seul à Bratislava ce week-end, sa petite famille chez les beaux-parents, il n’avait rien à faire et ça lui plaisait de parler allemand avec moi. On est devenu tellement méfiants qu’il a eu peur. Sitôt notre clé en main, on a remercié du bout des lèvres et on l’a planté dans le hall du bâtiment central. A coup sûr, on ne le reprendrait plus à vouloir aider les touristes occidentaux.
Avec les deux Anglais qui ont pris la chambre à côté de nous, tu t’es montré plus volubile. J’ai voulu croire que la fille – lui s’étant présenté comme son frère – te tentait. Ils étaient très excités. Dans les douches, elle a passé plusieurs fois sa tête par la porte côté messieurs sous prétexte de s’adresser à son frère. Elle avait une manière touchante de laisser traîner les yeux. Après, ils nous ont invités à tailler la bavette chez eux ; je t’ai encouragé à monter seul parce que je voulais que tu la secoues. Ça t’aurait peut-être réveillé.
J’ai déambulé dans les couloirs ; chaque chambre donnait une fête en miniature. La tour de Babel des étudiants et des routards, déjà un poste avancé de la Bohême. J’ai fini par me laisser inviter chez un Mauritanien qui cherchait un quatrième pour les cartes, et pour faire un sort à son litron de vodka.
Sur le tard, je rentre au logis. Nobody. Je m’attendais à trouver l’Anglais assoupi dans ton lit, que tu lui aurais généreusement prêté le temps d’en finir avec sa soeur. Paillasse vide, pas un pli neuf à la surface. A côté, ça jacassait ferme entre frangin et frangine. Je me suis endormi illico, nul courage d’aller emprunter l’Anglaise à son frère.

Pour toi, Prague n’est pas une ville. Ne correspond plus à cet espace géographique que l’imaginaire collectif reconnaît pour capitale de la Bohême. Ton imaginaire n’est pas collectif. Prague représente un état particulier de toi-même. Tandis que certains pensent “Je suis heureux”, “Je suis un peu fatigué”, toi tu penses “Je suis à Prague.” Pourquoi Prague ? Peut-être parce que tu l’as toujours refusée.
A La Ciotat déjà, lorsqu’entre deux plongées nous remplissions nos vacances d’adolescents à dévorer des livres dans la bibliothèque de pépé, tu repoussais violemment chacune de mes tentatives pour t’inciter à lire Kafka. J’avais subi comme tant d’autres une révélation avec cet auteur, c’était important à mes yeux que tu le lises. Mais voilà. Autour de Kafka, il y avait Prague. La seule barrière, la seule cloison étanche qui se soit dressée entre ton esprit et le mien.
Quand Annie, ton amour d’un semestre estudiantin, a envoyé la carte à l’effigie du tank rose de Prague, tu l’as brûlée sans la lire et détruit jusqu’à la dernière des passerelles qui auraient pu vous ramener l’un vers l’autre.
Il y a peu à raconter sur le jour où tu as pris ta décision. Tu m’as dit : “On y va ?” comme s’il s’agissait d’une sortie au cinéma. J’ai attrapé mon barda sous tes yeux, on a vérifié la validité de nos passeports, puis on est sorti acheter une carte de l’Europe de l’Est. Il était clair que je ferais partie du voyage, même si tu n’en attendais aucune utilité. Tu te rendais au devant de ton sort, et moi... Moi, je ne pouvais qu’assister à ton dernier vol.

A la gare de Prague se tenaient les mêmes distributeurs de prospectus qu’à Budapest, à Bratislava, à Eger, et que dans toutes ces villes de l’est où nous avions séjourné. C’étaient des étudiants, des mères de famille, des vieilles femmes, c’était toute une population exotique que nous découvrions parce que des portes venaient de s’ouvrir. Un peuple d’Europe qui pendant si longtemps avait dormi de l’autre côté d’un mur, et comprenait, presque sans y croire, que notre curiosité pouvait lui rapporter quelques devises.
Appuyé contre une barrière, tu mordillais un épi de maïs grillé en considérant, placide, le flot des voyageurs. Tu les voyais déjà de très loin, de très haut, pareils à des fourmis que le vent balaie. Les ailes, tu les avais déjà au fond des yeux faute de les avoir sur le dos. Lorsque je suis arrivé à ta hauteur, accompagné des deux Américains qui s’étaient joints à moi dans le train, tu m’as envoyé un clin d’oeil et tu nous as emboîté le pas. Un clin d’oeil... Après cinq jours sans nouvelles !
Le court Damon Fries, qui souriait plus qu’il ne causait, roulait sur ses mollets ronds comme sur des billes. Appliqué à recueillir dans un mouchoir la goutte qui régulièrement parcourait sa tempe gauche, il jonglait avec le plan du métro et la carte de la ville tenue – par quel miracle ? – dépliée devant lui. Son longiligne compagnon, dont j’ai oublié le prénom, veillait à ce que notre guide ne percute aucun obstacle. Il y avait des routards lancés à vive allure, des groupes agités de soubresauts, quelques marchands de fruits ou de souvenirs installés au pied des murs, et au milieu de cela le peuple de Prague, qui pour mener son bonhomme de chemin devait zigzaguer entre nos îlots piaillants et incertains.
Le vaillant petit Damon nous a conduits jusqu’à un quartier périphérique, où il localisait l’abri vanté par notre prospectus. Devant l’estrade d’une salle d’école maternelle reconvertie pour le temps des vacances en auberge de jeunesse, quatre lits nous ont été attribués. Damon suait beaucoup, il a enfilé un T-shirt sec, ce qui ne l’a pas rafraîchi pour autant, mais il avait l’air tout ragaillardi de suer dans un vêtement propre. Ça te paraîtra idiot que j’aie conservé ces détails en mémoire : nos deux compagnons d’Outre-Atlantique n’ont guère existé pour toi. Pas davantage que ces Espagnols occupant les autres lits dès avant notre arrivée, et qui, en signe de bienvenue, nous ont proposé une virée au pub U-Fleku.
Je connaissais la scène, puisque je l’avais rêvée deux fois. Les tonitruantes chansons à boire des Irlandais, la vaillante résistance des Espagnols. La rencontre inopinée avec mon soupirant de la place du Dôme. Heureusement pour moi, il avait pris ses quartiers dans une autre auberge. Il ne raffolait pas des Américains, encore moins de la sueur ; je crois que la présence de Damon à mes côtés a balayé ses derniers espoirs. Il voulait qu’on se revoie, sur le Pont Charles comme promis, dans la semaine. Il voulait. Et il ne voulait plus vraiment. Si tous les routards du monde se rejoignaient à Prague, ils ne se retrouvaient jamais dans les même dispositions. Des grains de sable avaient coulé, des particules infimes avaient modifié leur vision des choses. Magie du voyage. Je me félicitais d’être devenu, l’espace de quelques jours, indifférent à mon amoureux de Milan.
Avec ton regard noyé, et le bock de bière gouttant au bout de ton bras, tu n’attirais guère l’attention. Je me demande si les autres ont seulement enregistré ta présence. Dans ton crâne, le carillon de ton prénom devait prendre une ampleur assourdissante. Ce soir-là, pas plus qu’auparavant, je n’entrevoyais le fil qui relierait les deux derniers tableaux. La scène du pub, et celle du pont. Je savais seulement que l’une s’achevait, et que l’autre ne tarderait plus.
Au-delà du pont, sur la colline où se perche la vieille ville, on distingue ce gigantesque métronome installé au départ des soviétiques. Son bras égrène les secondes passées en liberté. Un tank peint en rose, un bras gigantesque sifflant le tempo de la liberté : le cocasse au service de la révolution. Rien qui te concerne à première vue. Et pourtant. Aujourd’hui plus que jamais, les cloches de Bohême carillonnent sur les deux syllabes de ton prénom. Karel. Le roi gisant là-haut, en sa cathédrale dressée dans la cour du château de Prague, le roi d’un autre siècle dont tu portes le patronyme par accident, te veut près de lui pour toujours. Au pied de la Malastrana, vieille ville bossue et ridée, sur ce pont monumental qui lui est dédié. Karluv Most. C’est la tradition : pour construire une grande oeuvre il faut une victime. Certains bâtisseurs ont emmuré des chiens ; tu as été choisi par un roi, et il t’a voulu ange, puisque les rois voient toujours les choses en grand. À présent que le Rideau de Fer est tombé, plus rien n’empêchera Karel le Tchèque d’achever son oeuvre. Ce vieux roi de Bohême qui, parmi les premiers, a rêvé l’Europe cosmopolite, t’a choisi au-delà de la mort comme instrument de son succès. Il ne pouvait rêver mieux que toi : tu n’as jamais eu ta place parmi les vivants.
On prête aux statues une fonction décorative. C’est un tort. Certaines d’entre elles portent sur leurs épaules des charges immenses. Tu vas en faire l’expérience. Et tu devras rester vigilant. Parce qu’ici, à Prague, le sort de l’Europe est souvent passé par les fenêtres.
Voici ta place. Auprès des statues qui depuis déjà bien des vies d’hommes tiennent en respect les remous de la Vltava.

Ce matin, l’excursion s’annonçait laborieuse. Damon piaffait, il faisait bruisser son plan de ville pour tirer du lit son grand échalas de compagnon. Les Espagnols dormaient bouche ouverte et bras en croix, terrassés par le combat de titans mené à la taverne. Je ne parle pas de toi. Parce que tu n’étais déjà plus avec nous.
Visite classique en perspective. Pas ton genre. Cimetière juif, ruelle de Kafka dans la Malastrana, musée, café tzigane, bière tchèque bue au goulot sur une terrasse en bord de rivière. Plongée en ces lieux où routards crasseux et familles embaumées de frais se côtoient, un oeil englouti dans la lecture de guides culturels, l’autre levé de temps à autre sur la réalité du site. Comment te persuader de rester avec nous quand ce que nous sommes te paraît vain ? Comment te retenir – et de quel droit ? – si la vie, si les hommes, si ce que nous aimons t’est devenu indifférent ? Je ne crierai jamais aussi fort que lui, là-haut. Je n’appartiens pas à la race tonitruante des seigneurs.
Toute la matinée, j’ai calqué mes pas sur ceux du petit Damon. Je me suis laissé guider, et je l’aurais fait jusqu’au soir si je n’y avais contracté un malaise. La sensation de n’être qu’un pantin sans volonté. Parce que tu avais déserté, cette journée risquait de me passer entre les doigts. Et avec elle, les suivantes. Alors, dans l’après-midi, je me suis botté les fesses pour participer à ce qui se décidait. Nous avons beaucoup marché. Nous avons vécu la vie superficielle et grisante du voyageur. Cette parenthèse dans laquelle on peut s’inventer mille existences, et qui laisse du rêve pour la vie entière. J’ai réussi à aimer cette journée.
En approchant de Karluv Most, nous étions moulus. Même l’énergie de Damon semblait émoussée. Plus la force de traverser le pont ; la ruelle de Kafka, ce sera pour demain. Un Anglais avec une guitare chantait Mississ Robinson sous le porche. Il tenait bien quatre-vingt spectateurs en respect. Une fille dansait pieds nus devant lui. Au premier rang, quelques routards prostrés roulaient des cigarettes. Mon Espagnol de Milan, adossé à son sac au milieu d’eux, serrait la main d’un garçon dans la sienne. Un groupe de scouts tendait l’oreille. Derrière, quelques enfants juchés sur les épaules de leurs papas écoutaient, immobiles comme des sphinx.
À la fin de la chanson, les rangs se sont disloqués. Certains spectateurs se sont rapprochés du guitariste. La fille qui dansait a remis ses chaussures, et elle a disparu dans un creux de la foule. Les deux Américains ont posé leurs fesses sur le pavé avec l’intention de ne plus les décoller avant longtemps. Il me restait un semblant d’énergie. Juste pour quelques pas sur le pont. D’autres spectacles se déroulaient à côté. Tandis qu’on s’enfonçait dans la nuit du vieux Prague, l’ambiance devenait plus intimiste. Groupes folkloriques, élèves de conservatoire, tziganes, clochards et magiciens. C’est là que je t’ai vu. Tu avais pris ta place sur le parapet. Tes yeux de pierre regardaient la rivière. Devant toi, un vieillard en haillons chantait doucement, comme pour lui-même. Ses quelques spectateurs paraissaient eux-aussi changés en statues, écrasés par le poids du château dressé au-dessus de nos têtes.
Je ne t’ennuierai pas longtemps. Mes amis m’attendent et la nuit nous réserve encore des surprises. Je reviendrai peut-être une autre année. Déguisé en routard, ou en père de famille. Nos groupes défileront à tes pieds ; tu nous trouveras tellement identiques que tu distingueras juste un bruissement. Peut-être que ce bruissement même se perdra dans les remous de la Vltava. Nous t’identifierons à l’intérieur d’un guide, et nous lèverons nos yeux vers toi. Tu apparaîtras sur quelques photos. Des oiseaux se poseront sur ton front. Ces oiseaux dont le destin éphémère te semblera pareil au nôtre. J’aimerais te dire au-revoir, Karel.”

13:05 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

21/06/2006

LE CLUB DES PANTOUFLARDS

Christian Cottet-Emard
éd. Nykta
mini polar
74 p. / 5 euros


medium_Untitled-1.jpgVaise*. Notre époque, ou à peu près. Effron Nuvem est chômeur en fin de droits, recalé par une logique informatique au fin fond d’un casier d’où il n’a guère de chance de ressortir. Il vit de peu, contemple beaucoup le vent dans les arbres, et lit « Les Ames mortes ». Le clin d’œil au roman de Gogol n’est pas anodin : l’escroc Tchitchikov manipulait des listes de paysans morts pour obtenir les subventions de l’état tout comme d’autres, de nos jours, manipulent les chiffres du chômage selon le besoin de leurs campagnes politiques.
Les choses prendront un tour nouveau lorsque Effron Nuvem croisera le chemin d’un mystérieux petit gros, vendeur de chaussures et dirigeant du non moins mystérieux Club des Pantouflards, sorte de secte politique fleurant l’extrême droite, à l’affût de la moindre occasion pour prendre le pouvoir, qui se réunit en pantoufles autour de mets somptueux préparés par une matrone aussi ronde qu'angoissante.
L’absurde et le cocasse se marient à l’effrayant pour donner un cocktail savoureux et grinçant du plus pur style Cottet-Emard. On pourrait regretter, à certains endroits, un léger manque de clarté quant à l’identité, ou à l’activité de certains personnages. Mais c’est vraiment pour pinailler car comme je l’ai déjà dit à certains d’entre vous, Christian Cottet-Emard est pour moi l’un des meilleurs auteurs contemporains, et je ne puis, ma foi, que féliciter les éditions Nykta de s’en être elles aussi rendu compte !




* quartier de Lyon

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04/06/2006

Concours de BD Salmigondis

SALMIGONDIS, revue littéraire et artistique, organise un concours de Bandes Dessinées. La date limite de participation est fixée au 30 septembre 2006.

Le thème est libre.

Deux catégories seront représentées : de 1 à 2 pages et de 3 à 8 pages.
Il est possible de participer dans les deux catégories.

Chaque BD sera expédiée en deux exemplaires. Ceux-ci ne porteront nulle mention révélant l’identité de leur auteur. L’envoi sera accompagné d’une enveloppe fermée contenant les coordonnées du participant (nom, prénom, adresse). L’identité des gagnants ne sera révélée qu’après les délibérations du jury.

La participation est fixée à un montant de 10 euros, payables par chèque à l’ordre de SALMIGONDIS .
(Les concurrents désirant participer dans les deux catégories ne paieront qu’une seule fois.)

Les deux premières BD de chaque catégorie seront publiées dans SALMIGONDIS. Leurs auteurs gagneront un abonnement de 4 n° à la revue, ainsi que la somme de 100 euros (1er), 50 euros (2ème).

Les envois seront expédiés à l’adresse suivante :
SALMIGONDIS , concours de B. D. , Cuisiat, 01370 TREFFORT-CUISIAT.

Chaque participant recevra le numéro contenant les B. D. primées.

09:56 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

01/06/2006

HELLDORADO (Tome 1)

« Santa Maladria »
Noé / Morvan / Dragan
BD
éd. Casterman
46 p. / 9, 80 euros

Lecteurs de ce blog, si comme moi vous n’aimez pas les titres en jeu de mots, je vous en conjure : ne vous arrêtez pas à ça. Vous risqueriez de louper une bonne BD.
Nous nous trouvons sur une île, dans un village indien, au moment de la conquête espagnole. Les deux camps en présence ne brillent pas par leur douceur, les uns en raison de leur façon expéditive de soumettre l’indigène, les autres par la cruauté de leurs sacrifices rituels. Si l’on ajoute à ces deux camps une troisième force… cette horrible maladie qui frappe indifféremment les belligérants des deux camps, défigurant les visages, mutilant affreusement les corps avant de tuer ses victimes dans d’atroces souffrances, on obtient une BD bien violente et sanglante – mais la conquête de l’Amérique ne le fut-elle pas ? Certes. On pourrait polémiquer à l’infini sur ce point : en montrant la violence, l’artiste obéit-il à une nécessité impérieuse d’odre artistique, ou… bassement économique ? La question a été souvent posée à propos du cinéaste Mathieu Kassowitz, et on l’appliquerait à cette BD sans obtenir une réponse définitive. Ce qui ressort ici, c’est avant tout le travail original du dessinateur, Noé, dont le trait proche de la ligne claire se marie par endroits à une technique plus proche du croquis, ce qui donne des impressions purement graphiques mais très vivantes. Les conquistadors et les chefs indiens sont assez conventionnels, même si on devine que les tomes suivants nous en apprendront davantage sur le chef espagnol, miraculé des bûchers de l’inquisition devenu une machine à exterminer de l’indigène. Les personnages de Hutatsu et Dathcino, ces enfants sauvages pris dans la tourmente, nourrissant une haine farouche de leur peuple, qui les a toujours rejetés, sont bien campés. Hutatsu le placide et Dathcino l’insolent forment une paire attachante, que l’on attend de revoir dans un second tome.

18:25 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

24/05/2006

UNE HISTOIRE

La séance avait commencé depuis longtemps mais il en arrivait encore. Le parterre central était bondé, il fallait chercher sa place ailleurs, dans les travées, sur les balcons où l’espace était confiné au possible. Les plus robustes parvenaient à se hisser le long d’un pilier et à y demeurer plusieurs heures, mais il venait toujours un moment où l’attraction terrestre triomphait de leurs muscles. Lentement, leurs doigts relâchaient la pression, leurs cuisses s’amollissaient : c’était la chute. Ceux-là ne survivaient pas longtemps à leurs blessures ; il semblait que l’effort avait épuisé leurs ressources vitales. En tombant, ils écrasaient du monde ; les rangées proches des piliers constituaient des zones à haut risque. L’existence y était brève, le mouvement des populations rapide.
Sous les balcons aussi les chutes étaient nombreuses car la poussée des nouveaux venus délogeait les premiers placés. Le parterre aurait dû s’en trouver encombré, pourtant, sous le poids des nouveaux occupants, les corps se rétrécissaient jusqu’à devenir de petites pelotes de poussière, et c’était une aubaine, car nul n’aurait trouvé assez de force pour les évacuer.
Le côté inférieur de l’écran débordait de spectateurs ; on distinguait en ombres chinoises le grouillement de leurs têtes, pareilles aux particules de neige électronique des téléviseurs. Sans doute cette impression était-elle due à leur multitude et à l’extrême diversité de leurs contours, car à les regarder une par une les têtes ne semblaient plus aussi mobiles.

Il était difficile de dire si quelqu’un encore avait assisté au début de la projection. Nul ne questionnait jamais à ce sujet. Non que l’on jugeât cet aspect peu digne d’intérêt, mais ce qui défilait sur l’écran accaparait l’attention. De même, il était difficile de dire si l’écran avait toujours été aussi vide. A première vue, on n’y aurait observé qu’un drap uniformément blanc. Mais la notion de blanc appartient déjà à ceux qui ont des certitudes. Il faut croire que personne ne trouvait cette couleur si vide puisque, hormis le ronronnement du projecteur, et le choc mat des corps tombant dans la fosse, aucun chuchotement, aucune protestation ne troublait le silence.
On évitait de s’esclaffer lorsqu’un voisin périssait. Peut-être n’en avait-on pas conscience. Ceux qui ne mouraient pas sur le coup agonisaient dans le calme, par respect pour la concentration de ceux qui restaient.

L’air se raréfiait. Lorsque quelqu’un arrivait, ceux que le sort avait placés à proximité des larges battants de l’entrée pouvaient profiter de quelques bouffées d’air frais. L’ivresse gagnait les autres. Au bout d’un moment ils glissaient au bas de leurs fauteuils où ils étaient aussitôt remplacés.
Malgré sa rareté, l’air n’était pas nauséabond. Les déchets qu’auraient dû produire une telle quantité d’êtres vivants semblaient absorbés par les murs, le sol, le plafond, comme si la salle avait pourvu seule à la régulation de ces contingences matérielles. La nutrition n’était pas davantage un problème. Il se peut que l’on n’ait pas vécu assez longtemps pour souffrir de la faim.
Le roulement était rapide, il était difficile de déterminer la quantité exacte de disparus. S’ils avaient vécu davantage, sans doute auraient-ils muté comme ces êtres adaptés aux fosses sous-marines ou aux cavernes obscures. Leurs yeux auraient atteint des proportions démesurées, leurs oreilles auraient augmenté leur diamètre pour mieux capter le ronronnement du projecteur, leurs bouches auraient sans doute disparu et il ne leur serait resté qu’un orifice minuscule, une branchie étroite pour prendre encore un peu d’air.

Leur vie sexuelle était extrêmement réduite. Il arrivait que deux d’entre eux, un court instant, mêlent leurs corps et leurs souffles, mais ce n’était qu’un rapprochement dû aux mouvements de la foule et il ne pouvait être question de véritable relation intime. L’écran continuait d’accaparer leur attention, et si leurs corps frémissaient du contact, il ne fallait y voir qu’un réflexe. Les conditions n’étaient pas optimales pour la reproduction. Les femmes les plus solides, ou les plus chanceuses, survivaient à peine quelques jours, au mieux quelques semaines, et si le hasard avait permis qu’elles soient quand même fécondées, leur grossesse n’atteignait jamais son terme.

Malgré cette quantité impressionnante de vies interrompues, il ne se dégageait de tout cela aucune énergie négative. Tout se déroulait placidement, de façon naturelle, et affirmer que ce qui advenait était bien, ou mal, aurait été, là-encore, le fruit d’un esprit rompu aux certitudes. Le fait est que, discrètement, en commun, on s’éteignait. Selon toutes vraisemblances pour laisser la place à autre chose. Car il y a toujours autre chose après. De même qu’il y a toujours eu quelque chose avant. Certainement, l’écran s’éteindrait aussi, après que tout aurait disparu dans la salle. Peut-être juste après. Et sa couleur paraîtrait obscure aux amateurs de certitudes.

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Nouvelle extraite du recueil "DOUZE MÈTRES CUBES DE LITTÉRATURE" (éd. du Rocher, 2003).

Première publication dans l'anthologie "De minuit à minuit" (éd. Fleuve Noir, 2000), sous le titre "La dernière séance".

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21/05/2006

ELEPHANTS

Sara
Ed. Thierry Magnier
album jeunesse
32 p. / 17 euros

Un éléphanteau se promène dans la forêt, des loups l’attaquent, ses parents accourent à la rescousse pour mettre les loups en fuite.
On ne peut pas dire que l’histoire soit très « touffue »… mais l’intérêt de ce livre est ailleurs. Il est dans les graphismes, très expressifs, dans la mise en page qui exploite avec bonheur les possibilités du grand format pour produire des instantanés saisissants, il est dans le choix des couleurs, ce camaïeu de verts et de bleus qui retranscrit des effets de sous-bois et de crépuscule, il est encore dans la texture granuleuse, filandreuse des matériaux utilisés pour les collages.
« Eléphants » est un bel objet qui laissera sur leur faim ceux qui aiment les histoires un peu plus consistantes, mais qui retient l’attention par la qualité technique de sa réalisation.

NB : Livre testé et approuvé par un enfant (Blandine, ma fille…)

10:55 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (4)