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25/02/2007

Bernard Chatelet à Cannes !

Bernard Chatelet, l'écrivain de Péronnas (01), auteur notamment de T'iras pas cracher sur ma Dombes ! (éd. Nykta), vient de crever l'écran ! Il a obtenu le premier prix du concours national de la nouvelle organisé par le Centre National du Livre et les cinémas d'art et d'essai, pour le texte intitulé Histoire d'image !.
En conséquence de quoi il se verra invité pendant 10 jours au prochain festival de Cannes ; sa nouvelle, quant à elle, sera adaptée à l'écran.
Bravo Bernard !
(On en a déjà parlé ensemble : si tu acceptes Depardieu dans le casting, je te cause plus.)

Mais avant de découvrir le casting et le film adapté de la nouvelle de Bernard Chatelet, je vous propose de lire, justement, ladite nouvelle.

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HISTOIRE D'IMAGE !

(Bernard Chatelet)

Quand Momo s’est barricadé dans le REX pour repasser La
Strada en boucle, ils ont préféré que ça s’ignore en haut lieu.
Le maire voulait faire intervenir le G.I.G.N mais la commission
culturelle (moi tout seul en réalité) est intervenue et j’ai réussi à
faire comprendre à Berton, que déplacer les super flics juste pour
dégager Momo et la Louisette, c’était engager beaucoup de frais
pour pas grand chose. Sans compter avec l’image de la ville qui
allait encore en prendre un coup !
Je parle de cette affaire maintenant parce qu’il y a prescription,
vu que ça s’est passé l’été dernier pendant la canicule. C’est
sûrement la température qui est à l’origine de la crise d’ailleurs. A
ajouter au fait qu’à ne voir que des films d’Art et d’Essai depuis
dix-huit ans, ça n’a pas dû nous arranger non plus, le Momo et moi.
Pour ce qui est des perturbations, la Louisette, elle avait fait le plein
bien avant l’arrivée des grosses chaleurs.
Ça allait gêner qui que le REX reste fermé au mois d’août avec
Momo et la Louisette enfermés à l’intérieur ? Les instituteurs
étaient en vacances et si vous enlevez les pédagos de la salle Art et
Essai de la ville, vous pouvez passer le balai entre les sièges pendant
la projection sans que personne ne soit obligé de lever les pieds.
Qui aurait idée d’aller voir le Voleur de Bicyclette (c’est le film
qui était programmé la semaine suivante) au mois d’août dans une
salle non climatisée ? Deux ou trois enseignants de passage au
camping de la ville ?
On a posé une affiche sur la porte du cinéma : « Fermé pour
cause de dérangement » et on a réglé l’affaire entre nous.
Berton a réuni une cellule de crise à la Mairie. Au début nous
étions trois, le Maire, monsieur Berton, Drevet de la commission
sécurité et liberté et moi, représentant mademoiselle Meurant,
conservatrice de la Chapelle des Conches et présidente de la
commission culturelle.
Quelques minutes plus tard, sur la demande du Maire, un cadre
des affaires sanitaires est venu se joindre à nous. Quand, portrait
psychologique à l’appui, j’ai expliqué que Monsieur Maurice
(Momo) était sûrement installé dans le REX pour un bon moment,
Berton a immédiatement pensé aux problèmes d’hygiène et de santé.
D’où appel aux compétences du quatrième homme.
Dans le grand bureau, j’étais impressionné car je n’ai pas
l’habitude de discuter avec des notables sous un portrait de Chirac.

J’ai d’abord excusé Mademoiselle Meurant en vacances à la
Roche de Solutré et son adjoint en pèlerinage à Jarnac. J’ai bien vu
que le Maire fronçait les sourcils. Drevet m’a confié en catimini à la
sortie, que le Maire n’était pas content que des gens éminents de la
ville fréquentent ces lieux-là. Il a ajouté que j’avais bien fait de ne
pas lui dire que je partais voir maman à Château-Chinon quand il
m’a demandé où j’allais me rendre moi-même.
Les conversations sont compliquées à ce niveau, on ne sait jamais
ce qu’il faut dire ou ne pas dire.
J’ai trouvé bizarre que Berton ne sache pas comment
fonctionnait le cinéma Art et Essai. La ville est propriétaire de la
salle et la commission culturelle assure la délégation de Mairie. J’ai
essayé d’expliquer comment ça se passait et c’était pas facile car
Berton me coupait la parole sans arrêt.
- Quand une séance est programmée, monsieur le Maire, deux
heures avant la projection, je récupère les clefs au secrétariat de
Mairie et je vais ouvrir la salle où Momo, pardon, Maurice et sa
soeur m’attendent. Le lendemain de la séance, je ramène les clefs à la
Mairie et je...
- Bien, bien…et ce Maurice, m’a demandé le Maire, que
fait-il ?
- Il est projectionniste. Il monte le film dans la cabine de
projection, il installe la bande sur…
- Ouais, bon je sais quand même, ce qu’est un
projectionniste ! Et sa soeur ?
Par réflexe, j’ai failli répondre « Elle bat le beurre » Par
bonheur Drevet est intervenu avant moi. J’étais étonné que Drevet
soit au courant du fonctionnement car je ne l’ai jamais aperçu au
cinéma.
- Elle assure la vente des tickets, monsieur le Maire et à
l’entracte, elle ravitaille la salle en glaces, cornets et…
- Bien, bien et les films ?
Drevet aurait aimé répondre mais visiblement, il ne connaissait
pas la solution. J’ai pu informer le premier magistrat.
- Le jour où je prends les clefs à la Mairie, je passe au
service culturel et l’on me remet l’une des douze bobines que je…
- Douze ?
- Oui, monsieur le Maire, des vieux films en noir et blanc en
alternance depuis dix-huit ans, c’est…
- Un par mois, sans doute, Monsieur le Maire m’a coupé
Drevet, histoire de la ramener.
- Ils n’en ont pas marre, les intellos de revoir toujours les
mêmes vieilleries ? A demandé Berton en s’adressant à Drevet.
- C’est le problème des gens de gauche, monsieur le Maire,
ils ont toujours peur qu’un détail leur échappe. Alors ils reviennent,
ils reviennent…
A ce moment est arrivé l’obèse qui gère les problèmes d’hygiène
et de santé à la Mairie (J’ai oublié son nom) Berton l’a accueilli.

- Ouais ! Bien. Salut… assieds-toi, je t’attendais.
Le Maire tutoyait le nouveau et par moments il parlait de luimême
(le maire) à la troisième personne, sans surveiller son langage,
un peu comme on parle à sa femme quand on est seul. J’étais étonné.
- Avant d’évoquer les problèmes qui risquent
éventuellement de te concerner, machin, (il y a vraiment des noms
que je n’arrive pas à retenir) finissons d’évoquer le contexte de cette
histoire à la mords moi le noeud. Putain de mois d’août ! Les cadres
sont en vacances et le Maire doit gérer les problèmes avec les
incompétents. Le Maire ne dit pas ça pour vous messieurs mais
qu’est-ce que la Meurant fiche à Solutré ! Ça serait quand même à
elle de démerder cette affaire. Un cinéma d’Art et d’Essai ! Qu’estce
qu’une ville comme la notre a à foutre d’un cinéma d’Art et
d’Essai ?
J’étais un peu d’accord avec le Maire car ça fait longtemps
qu’on essayait plus grand chose. J’allais abonder dans son sens, par
bonheur, Drevet a encore répondu à ma place.
- Héritage empoisonné des soces, mais aussi affaire
d’image, monsieur le Maire ! Une ville de quarante mille habitants
ne peut se passer d’un cinéma d’Art et d’Essai. Du fait même que sa
fréquentation est constituée pour l’essentiel par des gens qui nous
sont politiquement hostiles, à l’image du culturel s’ajoute l’image
d’une ville d’ouverture et de tolérance.
J’ai trouvé son explication très convaincante et j’ai changé
d’avis. C’est bien d’avoir ce cinéma d’Art et d’Essai chez nous. Ça
vaut le coup de s’y ennuyer trois fois sur quatre. Histoire d’image !
J’aurais aimé ajouter qu’en plus, ça donnait du travail à ces
deux tarés qu’étaient Momo et la frangine, que ça me permettait
personnellement de participer à la vie culturelle de la ville en
portant les clefs et les bobines. J’ai vu que Bertin paraissait abattu
et que l’argumentation de Drevet suffisait pour justifier l’existence
d’un cinéma d’instituteurs dans la ville. J’aurais aimé profiter de
l’occasion pour demander si on ne pouvait pas renouveler plus
souvent la cinémathèque mais le Maire qui me regardait d’un air las
m’a invité à raconter les circonstances de l’agression dont j’avais été
victime.
- Comme d’habitude, monsieur le Maire, j’ai ouvert la
porte de sécurité qui donne sur le côté de la salle, j’allais remettre la
bobine du Voleur de Bicyclette à monsieur Bigot qui devait…
- Bigot ?
- Maurice Bigot, dit le grand Momo, monsieur le Maire, a
répondu Drevet pour faire son intéressant.
- Bien, bien, continuez…
J’ai compris qu’il fallait que je raconte mon scénario d’un coup,
très vite si je voulais en finir avec cette histoire sans être interrompu
à nouveau.

- J’allais reprendre la Strada qui était en programmation la
semaine précédente quand la Louisette m’a fait une prise dans le
dos en me soulevant du sol pendant que Momo m’arrachait la Clef
des mains. La grosse m’a tiré à l’extérieur et m’a plaqué au sol, le
nez contre le trottoir. Quand je me suis relevé, tuméfié et à demi
groggy, la porte du cinéma était fermée. Elle s’est ouverte à
nouveau, à peine une demi-seconde. Une main m’a balancé la bobine
du Voleur de Bicyclette sur la figure, la coupure que vous voyez-là
sur ma joue monsieur le Maire, puis la porte s’est refermée et j’ai
entendu Momo qui hurlait qu’il n’en avait rien à foutre du Voleur
de Bicyclette et que pour lui un seul film comptait, qu’il passerait lui
et sa soeur le reste de leurs jours à regarder La Strada en bouffant
des glaces.
- Rien compris ! M’a assuré le Maire en me fixant d’un air
de plus en plus fatigué.
Par bonheur, Drevet qui semblait avoir mieux suivi ma
narration a réussi, à quelques inexactitudes près, à reprendre mon
récit pour en faire saisir le côté dramatique au premier magistrat.
- Et moi que fais-je avec vous ? Qu’ai-je à voir avec cette
embrouille ? Tu peux m’expliquer, Daniel ?
Daniel doit être le prénom du Maire et la question était posée
par son ami, Machin, des affaires sanitaires.
- Patience, tu vas comprendre… Dites-moi, Drevet, que les
doux dingues de l’éducation nationale éprouvent le besoin de revoir
deux ou trois fois le même film, pour, comme vous le dîtes, en saisir
les dernières subtilités, je veux bien. Le Maire aime du reste autant
les savoir au cinéma qu’en manifestation mais votre Momo, il…
Et là, j’ai compris où Berton voulait en venir, je me suis payé le
luxe après un savant calcul mental de l’interrompre à mon tour.
- Maurice Bigot projète La Strada depuis 18 ans à raison de
6 fois par an monsieur le Maire, il a donc eu l’occasion de la voir…
108 fois.
- Ouais, bien, c’est ce que je pensais ! …
Il ne nous a pas détaillé ce qu’il pensait mais l’esprit de synthèse
dont il a fait la démonstration à la suite, m’a fait comprendre que
n’importe qui ne peut pas être Député-Maire d’une ville de
quarante mille habitants. Un grand homme, Daniel Berton !
- Résumons messieurs ! A résumé Daniel Berton...
1/ Victime de la chaleur et d’un excès de culture, un illuminé
s’enferme dans une salle de cinéma de province pour projeter à
l’usage exclusif de lui et de sa soeur, un film vu 108 fois dans les
années précédentes. Question, messieurs : image des acteurs
culturels de la ville et par conséquent image de la ville et de son
Maire ? Bon, on sait ce qu’ils disent de nous à Lyon…
2/ Dans quelques jours, la presse nationale qui aura épuisé
jusqu’au trognon les sujets, guerre au Liban, canicule et dopage sur
le Tour, va se ruer sur tout ce qui bouge en attendant mieux. Si on
reprend le cinéma par la force publique, ils seront là. Si on laisse les
deux abrutis crever de faim dans leur merde, ils seront là. Passer pour des cons jusqu’à Lyon, passe encore mais si on pouvait s’éviter Paris… D’où ta présence, mon vieux : évaluation sanitaire de la
situation ? De combien de temps disposons-nous avant dégâts
collatéraux ? Est-ce qu’il y a des chiottes dans ce cinéma au moins ?
Machin-sanitaire avait l’air abasourdi. De toute sa carrière il ne
semblait avoir été confronté à une telle situation. L’angle
pragmatique sous lequel le Maire avait abordé la question semblait
également avoir désarçonné Drevet qui avait perdu ses repères. Je
me flatte d’avoir apporté les premiers éléments de réponse.
- Monsieur le Maire, sur le plan des sanitaires au moins, je
peux vous rassurer. Il y a dans la salle du REX un WC dames et un
WC messieurs, tenus bien propres. Un petit lavabo avec un portesavon
et…
- Bien, bien, ils peuvent donc continuer à chier et à se
laver… Ils peuvent tenir combien de temps sans bouffer… dis, tu
t’impliques, toi ?
Machin-sanitaire a sursauté sur son siège et comme je
commençais à me sentir plus à l’aise, j’ai encore ramené mon savoir.
- Leur reste 286 glaces, de quoi tenir un siège, monsieur le
Maire. Souhaitez-vous le détail entre les cornets, les esquimaux,
les…
- Vous savez-ça comment, vous ? M’a demandé le maire, un
tantinet plus respectueux dans le ton.
- Je suis chargé de l’inventaire des glaces. A chaque séance,
je réalise un état des stocks restants, j’encaisse les vendus et je
ramène l’argent à la Mairie en même temps que les clefs. Il restait
286 glaces hier soir, disons 270 ce matin.
- Avec ça, doivent pouvoir tenir trois jours… A estimé
Machin-sanitaire qui avait enfin compris qu’il devait justifier son
salaire de cadre municipal.
C’était mal connaître les capacités de la Louisette. Moi
j’évaluais à deux jours.
Le Maire est resté silencieux et pensif quelques secondes.
Comme il avait réalisé que j’étais le seul compétent de la cellule de
crise, il ne s’est plus adressé qu’à moi.
- Je ne vous ai pas demandé votre nom…
- Bernard, monsieur le Maire. (J’ai donné mon prénom, j’ai
eu peur qu’il me demande aussi mon nom)
- Monsieur Bernard, nous avons donc trois jours devant
nous pour régler la situation avant que…
- Laissez-moi carte blanche monsieur le Maire, dans deux
jours tout sera réglé dans la discrétion pour le plus grand profit de
l’image de la ville.

Il m’a fait confiance et le soir même je frappais trois coups très
forts à la porte de service du REX. Momo m’a ouvert et Louisette
s’est jetée dans mes bras. Elle sentait un peu le rance. Elle s’est
excusée de m’avoir blessé à la joue en me jetant la bobine de film. Je
lui ai dit qu’elle avait bien joué, qu’au cinéma aussi, les acteurs se
blessent parfois en faisant semblant.
C’est formidable une famille de triplés qui s’entendent bien
entre eux ! Pendant deux jours on a regardé dix-huit fois La Strada.
Le frangin et la frangine, ils ne sont pas tout à fait finis mais je les
aime bien quand même.

Bernard Bigot (B.B)
(Brigitte pour les intimes)

18:40 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)

24/01/2007

SIGNATURE COLLECTIVE DE LA ROUTE

medium_Untitled-1.21.jpgSamedi 3 février, à partir de 14 h 30, Catherine Salmon, Bernadette Coltice, Bernard Chatelet, Robert Ferraris, Guillaume Verne, Christian Lux, Ghislaine Damont-Gilet et Roland Fuentès signeront le recueil collectif intitulé "La route de chaque jour me suffit..." (éd. Jacques André), où, sans honte aucune, ils ont tous pondu une nouvelle sur le thème... de la route. Cette séance de dédicace collective se déroulera simultanément dans trois hauts lieux culturels de Bourg-en-Bresse : la librairie Montbarbon, la librairie du Théâtre et la Maison de la Presse, chacun de ces endroits accueillant deux ou trois auteurs en même temps.
Les huit auteurs ci-dessus nommés auront une pensée émue pour le neuvième auteur de l'anthologie, le regretté Gérard Tissot, auquel ils ont dédié l'ouvrage.
Les droits d'auteur dudit ouvrage seront intégralement reversés à la fondation Romans Ferrari, située dans le village de Romans, dans l'Ain, et qui oeuvre pour la rééducation pédiatrique.
Il y aura donc des auteurs de l'Ain, samedi 3, dans les librairies de la capitale de l'Ain. Qu'on se le dise !

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18/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (V)

(5ème extrait)

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Les quatre hommes aperçurent quelques patrouilles qui les saluèrent de très loin. Hormis cela ils ne croisèrent pas âme qui vive. Le ciel pesait sur un pays recroquevillé dans le malheur. Un pays à l’abandon. La campagne se composait une figure hirsute ; des herbes poussaient au milieu des chemins, des branches mortes encombraient les voies. Seul signe de présence humaine : ces grands feux, aux abords des villages. On brûlait quantité d’habits, de meubles, d’objets intimes ayant appartenu à des malades. On brûlait des charrettes, des granges, des maisons. Le pays tout entier partait en fumée. Chaque créature, chaque chose s’acheminait vers sa combustion. Il y avait en cela un fatalisme terrible.
Les corps qui tressautaient, entassés pêle-mêle dans le tombereau, avec des gorges noires et des bubons plein la figure, participaient à cette apocalypse tranquille. Tas de chairs en sursis, appelées à devenir cendres lorsque leurs convoyeurs décideraient de s’évanouir dans la nature... Les bagnards évitaient de croiser ces regards éteints. Ils fixaient ardemment la route, le ciel, un point indifférent de l’horizon, tant il leur semblait que la peste aujourd’hui s’attrapait par les yeux.
Le Turc ne disait rien, mais ce que les mots n’exprimaient pas, son visage l’exprimait pour lui. C’était une figure aux reflets changeants, virant du sombre au lumineux, de la douleur au plaisir, de la haine à la compassion dans le même instant. Une figure étrange et familière, comme il en revient dans certains rêves. Sans doute eût-il perdu de son mystère s’il avait parlé notre langue. Ses compagnons d’infortune le traitaient avec un mélange de crainte et de respect qu’ils n’auraient pas témoigné à un infidèle sans être enchaînés à lui jour et nuit.
Celui que le nerveux nommait « Grand » parlait à peine le français. Encore ses paroles résonnaient-elles avec un fort accent germanique. Il s’exprimait beaucoup moins que le nerveux, et seulement en situation d’urgence. Son regard brumeux s’enfonçait dans le paysage comme dans un océan ; nul n’aurait su dire ce qu’il en rapportait.

La nuit, personne ne trouva le sommeil à cause de la puanteur dégagée par le tombereau. Maladite résolut de lever le camp bien avant l’aube afin de couvrir rapidement la distance qui les séparait du pays d’Aix.
« Tu crois que ton stratagème va fonctionner longtemps ? demandait sans cesse le nerveux en se plaçant sous le nez du colosse.
_ Evidemment, nabot fougueux et fatiguant. Voilà bientôt vingt-quatre heures que tu me poses cette question… Tu ferais mieux d’économiser ta salive car tu risques de me la poser jusqu’au bout !
_ Nous avons eu de la chance, hier, voilà tout. Avec l’odeur, nous aurons bientôt tous les gendarmes du comté sur le dos. Tu devrais nous relâcher, et courir droit devant toi si tu veux encore vivre un peu. Pour ma part, je n’y crois plus un instant.
_ Il suffit que j’y croie seul. Car j’y crois bien assez fort pour tenir tête à vos doutes.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, en janvier 2007

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14/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (IV)

(4ème extrait)

La grange avait été vidée. Il restait seulement un carrosse en mauvais état, que nul charognard n’avait eu la patience de découper. Car dans cet univers de portes murées tout se morcelait pour être passé, à la nuit tombée, par les fenêtres. De grandes quantités d’objets étaient ainsi déménagées dans les maisons condamnées. On apportait des scies, des marteaux, des haches, et on découpait lentement, dans le fin fond des caves, en prenant soin de colmater portes et fenêtres, car les épidémies n’arrêtent pas la curiosité mal placée. Qu’il pleuve à verse ou qu’il grêle du plomb, vaillantes entre les vaillantes, les oreilles indiscrètes continuent à courir les rues.
Cette maison était donc un passage fréquenté. Aussi Maladite restait-il sur ses gardes. Quelqu’un pouvait surgir à tout instant, et qui serait peut-être moins inoffensif que Pélissard.

La nuit venue, Maladite revêtit sa panoplie de pénitent noir et sortit dans la rue par une fenêtre. L’air transportait l’odeur du feu, et de la mort. Nul piéton sur la chaussée. Nulle commère sur le pas des portes, pas le plus petit medium_Untitled-1.14.jpggrincement de fenêtre. Le silence écrasait ce faubourg où même le souvenir du vinaigre était évanoui depuis longtemps. Maladite arpentait les artères d’un cadavre gigantesque.
A l’approche du centre, le grand corps de la ville remuait un peu. Des cris, des appels retentissaient, des râles, des plaintes et des pleurs parvenaient de divers points. C’était la voix d’une ville à l’agonie. Des attelages roulaient, on croisait des gendarmes à cheval. Des ecclésiastiques aussi, en grand nombre. Suant sous la bure, soufflant et crachant comme des pouliches surmenées, le petit peuple des hommes de foi s’activait auprès des mourants, recueillant ici une ultime confession, portant là-bas un dernier sacrement. Si le Seigneur négligea de s’intéresser personnellement au fléau, il faut tout de même reconnaître que ses serviteurs s’y employèrent pour lui. Curés et vicaires des différentes paroisses se dévouèrent tant et plus qu’ils y laissèrent presque tous la vie.
Des hommes ramassaient les cadavres et ils les empilaient sur des tombereaux avant de les emmener aux « parfumeurs », qui avaient allumé d’immenses brasiers. Les gens mouraient beaucoup trop vite. On comptait plus de mille décès chaque jour ; l’espace manquait dans les cimetières.

Sur la place de l’hôtel de ville s’orchestrait un va et vient continuel de chariots et de personnes. Dans des brouettes, on entassait des cadavres de chiens, par dizaines. Parce que susceptible de propager l’épidémie, toute bête errante devait être abattue sans état d’âme. S’ils avaient cru en Dieu, les chiens lui auraient demandé de préserver leurs maîtres, et de ne pas avoir à sortir dans la rue pour trouver pitance. Les bêtes abattues étaient directement jetées dans le port. Leurs cadavres y flottaient quelque temps, puis revenaient sur le rivage, le ventre gonflé. Ils pourrissaient au soleil en dégageant une odeur épouvantable.
Les compagnies de la milice qui sillonnaient Marseille en permanence rendaient toute progression difficile. La tenue de pénitent noir, si elle conférait à Maladite une certaine autorité, le rendait aussi visible qu’une vache grasse en plein désert. Or, que dire de ce prêtre esseulé, flânant par les rues en pleine tragédie tandis que ses semblables se réunissaient dans les églises, s’affairaient auprès des mourants, organisaient des processions ?
Il se cala dans l’ombre d’un porche, auprès d’un cadavre de chien suffisamment nauséabond pour lui garantir la solitude. Un attelage se rapprochait. Deux mules tiraient un tombereau rempli de cadavres. En guise de corbeaux on avait enrôlé trois galériens, leur promettant la liberté si la peste les épargnait. Comme c’était usage courant, on avait pris soin d’incorporer un Turc au trio pour étouffer dans l’œuf toute velléité de fuir. Un gendarme à cheval suivait, distribuant des ordres pour presser l’ouvrage.
Maladite laissa filer le tombereau, puis il sortit de sa cachette. « Qui va là ? » demanda le gendarme en voyant une ombre se dresser devant lui. Pour toute réponse, le colosse lui sauta au col et lui fit mordre la poussière. Là, il lui demanda « pardon », et il l’assomma le plus délicatement possible.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, en janvier 2007

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11/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (III)

(3ème extrait)

La porte de la chambre s’ouvrit sans difficultés, mais après quelques centimètres elle buta sur quelque chose de très dur et de très lourd. Les ronflements s’interrompirent. Rien ne bougeait, nulle part. Le cœur emballé de Maladite lui remontait jusqu’aux oreilles. Il s’apprêtait à filer sans plus de précautions vers la bibliothèque lorsqu’une voix d’homme résonna derrière la porte.
«Abrégez mon calvaire, par pitié ! Poussez donc cette porte et finissons-en ! »
C’était une voix pâteuse et enrouée. Des grincements, des frottements se firent entendre. On déplaçait des meubles.
« Vous pourriez m’aider un peu ! »
Maladite se mit à pousser sur la porte, il retrouvait son assurance. Les pieds des meubles que l’autre avait entassés derrière crissèrent sur le parquet. A cause d’une poussée plus énergique du colosse, une grosse pièce, sans doute une armoire, se fracassa sur le sol.
Derrière, l’homme glapissait.
« Vous voulez donc m’assommer avant de me passer par les armes ? »
Maladite entra. Il moulina un peu dans l’obscurité, buta sur divers obstacles, et finit par saisir celui qui se cachait là. Il le bloqua contre sa poitrine, puis lui colla sa main sur la bouche. L’homme était glacé, des pieds à la tête il grelottait comme un prunier sous la gaule. Maladite dressa un bilan rapide de la situation. Pour l’autre, il appartenait à la police. Il y avait un risque énorme à le maintenir dans cette idée : se voyant perdu, le clandestin risquait de hurler son dépit à pleine gorge et de réveiller le village. Le plus simple alors serait de l’assommer. Oui, mais… Maladite serait pris de remords, il se connaissait. Le malheureux ne tarderait pas à mourir de froid, ou à se rendre à la communauté, ce qui reviendrait au même.
Le colosse desserra son étreinte.
«Tu n’as rien à craindre de moi. Qui es-tu ? »
L’autre ne répondit rien. Il se méfiait. Maladite lui colla une beigne sur l’oreille.
« Tu n’as rien à craindre, te dis-je ! Je ne suis pas à ta recherche. Mais je dois savoir ce que tu fais là ! Parle, allez, ou je t’estourbis comme un bestiau !
_ Ce que je fais là, grand navet, tu ne l’as pas encore deviné ? Je me cache, pardi !
_ De qui ? Pourquoi ? Qui es tu ? Vas-y, déballe !
_ Minute, le fier à bras ! Tu débarques ici, tu me réveilles, tu me déloges de ma planque, tu me frappes, tu me dis que tu n’es pas de la police mais tu voudrais que je te raconte tranquillement ce que je... »
Une seconde beigne s’abattit à l’endroit de la première. L’homme, pour plusieurs minutes, n’entendrait plus que d’une oreille.
« Ton nom, couillon !
_ Norbert Pélissard ! jeta le malheureux.
_ Parle moins fort, par le cul du grand barbu ! rugit Maladite entre ses dents. Ecoute plutôt : à part moi, nul ne sait que tu te caches ici. Tu n’as pas besoin de caqueter ton identité sur tous les toits du village ! Que fais-tu là, bon Dieu de bon Dieu ? Tu vas le dire à la fin ? »
Pélissard avait parfaitement saisi. Il avait surtout compris que Maladite, s’il n’était pas gendarme, n’avait pas non plus intérêt à ce qu’on le découvre. Il ignorait encore si du bon ou du mauvais se préparait pour lui. Après tout, c’était peut-être simplement la providence qui lui envoyait cet homme-là.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, janvier 2007

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08/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ (2)

(deuxième extrait)

"Quel est ton prix, la conteuse ?
- Deux louis.
- C'est bien trop cher pour une histoire. Avec pareille somme je pourrais manger comme quatre à la meilleure table d’Aix-en-Provence, boire autant qu’un mulet, et me laisser conter des épopées plus belles que la tienne par forains de grand talent. »

La vieille ne bronchait pas. Elle me regardait toujours avec cet éclat particulier dans les prunelles. C’était un regard de vieille femme, juste un regard de vieille femme. Rempli de misère, de fatigue, et d’un souvenir de joie. En guise de démon je venais d’envoyer paître une pauvre bossue. Sans me quitter des yeux, elle exhiba une pipe en bruyère plus biscornue qu’un cep de vigne. Elle entreprit de la nettoyer avec application.

« Tu parles un peu vite, marchand. D'où connais-tu la valeur d'une histoire ? Et sais-tu même que la mienne est vraie ?
– Au prix où tu la vends, elle représente assurément de la valeur. Toutefois, je trouve présomptueux d’affirmer qu’une histoire puisse être vraie.
– Elle est vraie !
– Qui me le prouve ?
- Ah, çà ! Que réclames-tu des preuves ? Il te suffit de me croire, la vérité se fera bien au bout du compte !”

La vieille m’agaçait avec ses airs de cartomancienne éclairée. Elle avait flairé mon intérêt comme le cochon sauvage flaire la truffe. J’exhibai une bourse à moitié pleine et l’agitai sous son nez pour accélérer les préliminaires. Elle agrippa mon poignet, y planta des griffes sales, et serra si fort que je dus lâcher la bourse. Elle la fit disparaître à l’intérieur de ses haillons en poussant un grand soupir de bonheur. Elle pouvait ! La bourse contenait beaucoup plus que deux louis.
La bossue planta son coccis dans un sac de farine. Elle m’emprunta quelques pincées de tabac qu’elle enfourna sans se hâter dans sa pipe biscornue, puis elle tapota mon chapeau pour m’indiquer d’ouvrir en grand mes oreilles.

"Puisque c'est toi, marchand, qui vas recevoir mes paroles, je souhaiterais qu'en sus de m’écouter avec zèle – pour deux louis tu le feras sans peine – tu conserves longtemps leur souvenir. »

La vieille avait du souffle, mais elle aimait fumer. Elle se plaisait surtout à aiguiser mon impatience. J’étais partagé entre l’envie de lui écraser la tête contre un mur, et celle de me glisser dans son histoire pour en savoir le fin mot. Heureusement pour son crâne, la seconde envie l’emporta sur la première.

« Je vais donc réchauffer dans la lumière ces quelques années, ce bout de vie qui a scellé le sort de Maladite. Je te raconterai des choses que lui-même a ignorées. J’en connais aussi d’autres, de plus profondes ; mais celles-là, tu ne les apprendras pas plus qu’un autre. »

Elle ricana en tirant sur sa bouffarde, puis repartit lentement. Elle s’était mise à parler si bas que je dus me rapprocher. L’odeur de mon tabac dans sa pipe me devenait étrangère. Ses mots sonnaient à peine contre mes tympans. Les passants me considéraient curieusement ; ils n’avaient pas un seul regard pour la vieille. Comme si j’étais seul sur le pavé, accroupi dans une position grotesque.
C’est ainsi que pour deux louis – et même davantage – j’héritai de l’histoire qu’à mon tour je m’en vais vous conter.

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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups, janvier 2007


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05/12/2006

LE PASSEUR D'ÉTERNITÉ

(extrait)


medium_Passeur.jpgC'est à Aix-en-Provence, lors d’une foire aux draps, que j’ai retrouvé Maladite. Et que j’ai définitivement perdu sa trace.
Le pavé crépitait sous mille semelles. Des attelages passaient, chargés d’étoffes colorées que l’on agitait dans la lumière. La ville sifflait, chantait et riait de toutes ses gorges ; de bas en haut ses rues vibraient comme pour reprendre souffle après les temps d’épidémie.
Lui, Maladite, se tenait au milieu de la Place aux Herbes, immobile. Il récoltait sans s’émouvoir les invectives des marchands occupés à déballer. J'eus peine à reconnaître dans ce pantin blafard mon ventripotent colosse d’autrefois. A son oeil vitreux, à sa lippe ballante, je crus le gaillard miraculé de la Grande Peste. Appelé par mon commerce d’œuvres d’art dans des régions plus clémentes, j’avais échappé à ce fléau qui avait dévasté le comté, crevant en plusieurs places le mur gigantesque érigé pour le contenir.
J’approchai de Maladite. Quoique le collectionneur de tableaux ne semblât guère me remettre, je me plantai sans hésiter devant son nez : conserver des atomes crochus avec un coquin de sa trempe valait bien quelques pincées d’honneur sacrifiées. A ma vue, son visage demeura stupide et renfermé tel une huître de grands fonds. Sa redingote pendait le long de son corps décharné, son jabot de dentelle s’effilait sur sa poitrine, de la poussière recouvrait son chapeau comme si des siècles avaient passé sur lui depuis notre dernière entrevue.
Des quolibets fusèrent autour de nous, aussitôt engloutis par la rumeur de la ville. Une main enroba mon épaule pour m'attirer doucement vers l'arrière. Une maraîchère goguenarde me souffla au creux de l'oreille :
"Ne l'importunez plus, Monsieur. Le malheureux n'a pas plus de raison qu'un moineau."
Puis la bonne fille s'éclipsa au milieu la foule bariolée.

De la halle aux poissons, qui se dressait devant nous, venait une odeur de mer et de sang. Des voix bouillonnaient à l’intérieur ; les marchandes scandaient à tue-tête les prises du jour, leur poids, leur provenance, leur prix, et, selon leur bonne envie, elles glissaient un compliment aguicheur que le client recevait dans l’oreille comme un bouquet.
Sur la place, les drapiers donnaient la réplique aux poissonnières. Cela fusait, cela ricochait. La place répondait à la halle, le boucan tenait tête au raffut. Le badaud qui s’aventurait ici en pareil moment pouvait féliciter le bon Dieu de lui avoir accordé deux oreilles.
Je considérais Maladite. Désespérément immobile, prostré, pitoyable. Autour de nous la foire élevait encore la voix. Le brave monde menait sa farandole sous le soleil comme aux plus beaux jours du siècle.
L’épidémie avait laissé des cicatrices que la vie, déjà, s’employait à effacer.



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Roman à paraître aux éditions Les 400 coups


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