26/04/2005
Salon du Polar
Participé au Salon du Polar d'Auriol, le week-end dernier. La parution de ma fameuse "Bresse dans les pédales" étant retardée, je n'y présentais que "Douze mètres cubes de littérature" (aucun rapport avec le polar...) et "La double mémoire de David Hoog" (là, à la rigueur on peut trouver des parentés avec le roman noir). Salon sympa. Pas beaucoup de public, mais il faut savoir qu'Auriol est un village au milieu des collines (mignon, le coin) et qu'il y est donc un peu dur de rivaliser avec le Salon du Livre de Paris. Ce fut l'occasion de rencontrer René Frégni, que nous avons publié dans Salmigondis mais que je n'avais jamais vu en chair et en os. Voisin agréable. Les autres auteurs, je ne les connaissais pas, ou alors de nom : Jean-Paul Delfino, ... Gouiran, ... Del Papas (je fais ça de mémoire alors je me rappelle pas forcément les prénoms...). Pas de caprice de star de toute la journée (il y a des auteurs qui vous font honte des fois, tellement ils se la jouent !). Au contraire, ce petit monde était plutôt simple. Je sais pas si c'est parce qu'ils étaient méridionaux ou polardeux (ou les deux) mais alors quelle rigolade au repas : je m'étais plus boulégué les boyaux comme ça depuis longtemps ! Principe sympa : des céramistes aubagnais exposaient avec nous, et partageaient notre repas. Idée salmigondienne, qui bien évidemment ne pouvait que me séduire.
Ah, dernière chose après j'arrête de blaguer : la librairie indépendante L'Etoile Bleue, d'Aubagne, qui chapeautait le salon, et que je connais depuis un an, mérite le détour. Si vous y passez (c'est en plein centre d'Aubagne, près de la gare), jetez un coup d'oeil à son rayon Méditerranée. Très fourni, tant sur le plan de la littérature que sur celui des Beaux Livres.
Allez, je vous laisse, de nouvelles aventures m'attendent au pays des livres, notamment une intervention en milieu scolaire, à Gap, vendredi.
Euh, finalement encore un (tout) dernier truc tant que j'y pense : récemment un ahuri se plaignait (caché derrière un pseudo) que je parle un peu trop de moi ici. Je précise en lui faisant la bise que ceci est un blog (autrement dit un journal en ligne), qu'il s'appelle Roland Fuentès (autrement dit c'est le journal en ligne de... ben, Roland Fuentès), et que le fréquenter n'est pas obligatoire...
20:15 Publié dans Livre | Lien permanent
17/04/2005
Lignes de fuite
Depuis quelques heures les paysages fuyaient de toutes parts.
Les prairies volaient, le ciel engloutissait des villages, les cluses gisaient au fond d’un fleuve qui le matin même ne formait pas l’ombre d’un ruisseau. Dans la vallée, la cité n’était plus visible. Elle avait attiré contre son coeur remparts et collines ; on devinait tout ce petit monde autour d’elle, solidaire du grand corps menacé par un caprice de la géométrie.
Des églises haut perchées menaient la résistance. Elles invoquaient le Tout Puissant, sonnant à pleines cloches pour exister encore dans ce vacarme de montagnes froissées.
Nous avions trouvé refuge dans un monastère. Un bâtiment malmené par le vent, dont les portes avaient été arrachées, et qui dansait sur sa crête comme un étourneau dans la bourrasque. La communauté qui vivait là se tenait ramassée tout entière dans le fond d’une salle obscure. Évaluer le nombre exact des fidèles se révélait impossible tant ces derniers, agglutinés contre celui qui semblait être leur chef, s’entêtaient à ne former qu’un seul corps. Un corps immobile qui poussait d’une même voix des incantations lentes, quasiment inaudibles à cause du tumulte. S’y mêlaient quelques lansquenets surpris sur le chemin de la Bohême, et qui avaient été bien inspirés de caracoler jusqu’à ce refuge. Leurs vêtures bariolées tranchaient dans ce salmigondis de soutanes défraîchies. Entre deux bures brunes et râpées, on apercevait un pourpoint multicolore ; plus loin, un pantalon bouffant rouge et or ou quelques rubans verts affleurant à la surface du mélange brunâtre.
Dans les hauteurs, quelque chose craquait. Des tressaillements parcouraient les murs. Les voûtes, à peine visibles dans la pénombre, frissonnaient en exhalant des relents de pierre blette. Il nous fallut trouver notre place en périphérie de la masse humaine ânonnant à nos pieds, car une froidure exhalée depuis les couloirs sans porte s’insinuait sous nos vêtements. Mes compagnons avaient déposé leur paquetage d’étudiants à l’entrée de la salle. Le vent emportait déjà les plus modestes baluchons. Timidement, presque horrifiés à l’idée du contact avec ces êtres rampants, nous nous glissâmes dans les rangs. Une sensation de chaleur nous accueillit. Nous flottions dans une torpeur bienvenue, rassurés, à peine étonnés de sentir nos lèvres entonner les mêmes incantations que les autres.
L’abbé portait une madone en marbre, et décrivait des mouvements circulaires soigneusement coordonnés. La madone s’élevait-elle, visage tendu vers la voûte invisible, notre chant s’enflait aussitôt, accompagnant son ascension. La main de l’abbé faisait-elle mine de diriger la figurine vers le bas, notre complainte devenait murmure, puis chuchotis à peine posé sur notre souffle retenu. L’opération se répétait, durait. Depuis quand la vierge dansait-elle ainsi au bout du bras orné de lourds bracelets dorés ? Blottis dans le creux douillet de la foule, tandis qu’au dehors, au-dessus, au-dessous, partout autour de nous le monde dansait la gigue, nous avions perdu la notion du temps.
Parfois l’un d’entre nous disparaissait. Son corps s’élevait, bulle de savon flottant au-dessus de nos têtes, puis un courant le balayait. L’obscurité gommait sa trajectoire. Lorsque la madone fut emportée, l’abbé, qui l’accrochait d’une main ferme, disparut à son tour, laissant place au silence car nul meneur désormais ne nous incitait plus à chanter.
Des ornements, qui avaient dû honorer la salle principale du monastère, quittaient les murs. De longues pièces de drap claquaient dans les airs, planaient un instant avant de se diriger vers le but qui leur était fixé. Tout comme les choses, les êtres et les paysages, la logique de ces déplacements fuyait. Nulle constance dans la tournure des événements, nulle théorie formulable. Ce qui était une ligne devenait une courbe. Ce qui se courbait s’allongeait. Ce qui se voyait disparaissait dans un creux de l’espace sans même laisser une poussière en souvenir.
Juste avant que l’univers ne perde l’équilibre, Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen avait écrit : “Dans ce monde à l’envers, rien n’est plus constant que l’inconstance”. Les quelques tomes de son Simplicius Simplicissimus, que je gardais serrés dans ma besace, s’en échappaient à présent, voletaient au niveau de mes yeux, puis empruntaient des directions antinomiques. Certains s’ouvraient aux quatre vents, virevoltaient un instant avant de s’éloigner en planant. D’autres demeuraient aussi fermés que des huîtres, et lorsqu’ils filaient dans l’espace ils laissaient entendre un vrombissement d’insectes bougons.
Prostrés la plupart du temps, nous crachotions des bribes de conjectures. Sur l’apesanteur, sur la ligne de fuite des corps dans l’espace, sur le point focal de l’univers qui s’était déréglé. Mes compagnons activaient dans leurs mémoires des raisonnements que leurs maîtres leur avaient inculqué à l’université. Ils ne parvenaient qu’à remuer des sédiments grisâtres, impuissants à capter la moindre étincelle de rationalité. Pour ma part, je n’avais jamais brillé par mes aptitudes à l’exercice scientifique, et tout ce que je voyais me ramenait à mes lectures. Simplicius se dressait devant moi, minable et grandiose, gredin magnifique. Il ricanait tristement dans l’obscurité de la salle encombrée.
Les crêtes bougeaient sous les fondations du monastère. Des blocs devaient se détacher, rouler dans un ravin. Nous entendions le choc des pierres partout autour de nous, derrière ces murs qui ne tenaient plus, peut-être, que par un miracle de notre imagination.
Nous ne dormions pas. Le sang battait à nos tempes, faisait gonfler nos paupières. Sa pulsation était lourde. Il semblait qu’au dedans de nous un fleuve envasé roulait des galets gigantesques.
Les lansquenets s’animaient. Secouant leurs membres, leurs chefs haut levés, ils s’évertuaient à grimper sur l’échine de leurs voisins. Leurs mouvements produisaient des vagues colorées à la surface de notre nuit. Respectueux en pénétrant dans le lieu saint, ils avaient déposé leurs lances interminables à l’entrée de la salle. Celles-ci s’étaient ramollies comme cannes en rotin plongées dans l’eau bouillante. Elles se lovaient à présent autour des baluchons de mes compagnons, leurs pointes visitaient le contenu de leurs in quarto, feuilletaient sans malice des traités de physique élémentaire.
Les propriétaires des lances peinaient à gagner la surface du bouillon brun de soutanes et de bures mêlées. Leurs bras enrubannés brassaient l’écume d’un océan inerte car nous demeurions prostrés comme à la première minute du cataclysme.
Le plus vigoureux des lansquenets parvint à rejoindre le seuil de la pièce. Il s’ébroua, jeta une oeillade méprisante à sa lance devenue liane lettrée, et disparut sans avoir le temps de changer d’air dans la tranchée qui venait de s’ouvrir à ses pieds. Car le monastère à cet instant, pierres et locataires mêlés, se vidait par le bas.
Nous tombions. Plus rien de ce qui l’instant d’avant se dressait encore ne tenait debout. Rien n’était plus fixé à rien, nulle part. Nous tombions, libres d’attaches. Nous ne faisions plus rien d’autre. Comme si la chute était devenue un état permanent de la matière.
Les planchers avaient filé en tête. Notre groupe avait suivi, sans se disloquer vraiment. Certes, les fidèles massés sur le pourtour, et les lansquenets qui avaient précédemment réussi à s’extraire du lot, tombaient désolidarisés, menaient leur chute en privé avec la meilleure application du monde. Sinon notre masse hétéroclite chutait de concert, liée sans doute par un communautarisme de circonstance.
Le but de notre chute, comme toute affaire en ce jour, n’était rien moins qu’imprécis. D’autant qu’au-dessous la nature des choses variait. Des champs se creusaient, devenaient cratères en un clin d’oeil. D’épais bosquets d’épiceas s’affalaient comme des bûchettes sous le souffle d’un enfant, laissant un pré tout neuf en souvenir. Le fleuve enflait, débordait, créait des lacs, des cours d’eau qu’un caprice du vent pouvait jeter aux nues dans le même instant. Nous tombions, cela durait, et il s’avérait de plus en plus douteux que notre chute fût verticale.
Le premier lansquenet toucha terre bien avant nous. Il tituba un peu, puis retrouva la station debout sans paraître affecté outre mesure. Lorsque nous atterrîmes il avait déjà gravi un petit promontoire, d’où il adressait des signes énergiques au reste de sa troupe.
Le sol détrempé accueillit placidement nos semelles. Quelques éclaboussures boueuses piquetèrent nos chausses mais nul ne perdit l’équilibre. Le vent ne soufflait plus. Les éléments avaient retrouvé un ordre stable.
Notre groupe se disloqua naturellement, chacun retrouvant ses affinités premières. Les lansquenets se massèrent au pied du promontoire pour recevoir les directives de leur chef. Après un temps d’écoute, ils époussetèrent avec soin leurs vêtures compliquées, récupérèrent leurs lances qui, rigides comme au premier jour, étaient venues se ficher dans une motte de terre meuble, et se mirent en marche pour tenter de rejoindre avant la nuit les positions de l’ennemi.
L’abbé à la madone était perché sur une branche à quelques pas de nous. Il demanda qu’on le descende. Une fois au sol, il cracha deux fois dans ses mains avant de les claquer vigoureusement pour inviter son monde à s’apprêter pour les vêpres.
Empilés sous un sapin, les tomes du Simplicius Simplicissimus m’attendaient. Pas un seul ne manquait. Leur entassement scrupuleux respectait la chronologie que Grimmelshausen avait donnée aux aventures de son héros.
Mes compagnons aussi avaient repris possession de leurs baluchons. Ils s’étaient plongés dans la lecture d’épais volumes de physique et, allongés à même le sol boueux, adoptant des postures philosophiques, ils semblaient décidés à occuper les lieux pour quelque temps.
La nuit vint nous coiffer doucement. La nature exhalait une fraîcheur odorante, mélange de pollen et de terre. Il n’y avait aucune raison pour que le sommeil se refuse à nous.
--
(nouvelle extraite du recueil : "Douze mètres cubes de littérature", éd. du Rocher 2003, précédemment publiée dans le journal "Place aux sens n°7").
10:00 Publié dans Livre | Lien permanent
12/04/2005
Il faut y aller !
Découvert la fondation Reinhart, à Winthertur (Suisse). Jamais entendu parler, et pourtant... Des centaines d'oeuvres originales : Cézanne, Van Gogh, Manet, Delacroix, Ingres, Daumier, Bruegel, Picasso, Pissaro, Sisley, Monet, Courbet, Millet... Tout le petit monde d'Orsay se retrouve là, discrètement (j'ai du croiser 30 personnes en 2 heures). Je me demande comment le bonhomme a fait pour réunir autant de toiles de maîtres dans une seule maison (grande, la maison). Mon petit doigt me souffle qu'il devait être un peu plus à l'aise que moi, niveau finances...
Mais ne gâchons pas notre plaisir : allez à Winthertur et dites-moi ce que vous en pensez.
09:25 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)
08/04/2005
Une petite blague
Allez, une petite pour garder la forme. Transmise par l'ami Claude-Jean.
Un président de société reçoit en cadeau un billet d'entrée pour une
représentation de la Symphonie Inachevée de Schubert.
Ne pouvant s'y rendre, il passe l'invitation au responsable des Ressources
Humaines de sa société.
Le lendemain, le président se voit remettre le rapport suivant :
1 - les quatre joueurs de hautbois demeurent inactifs pendant des périodes
considérables.
Il convient donc de réduire leur nombre et de répartir leur travail sur
l'ensemble de la symphonie, de manière à réduire les pointes d'inactivité.
2 - les douze violons jouent tous des notes identiques. Cette duplication
excessive semblant inutile, il serait bon de réduire de manière drastique
l'effectif de cette section de l'orchestre.
Si l'on doit produire un son de volume élevé, il serait possible de
l'obtenir par le biais d'un amplificateur électronique.
3 - l'orchestre consacre un effort considérable à la production de triples
croches.
Il semble que cela constitue un raffinement excessif, et il est recommandé
d'arrondir toutes les notes à la double croche la plus proche.
En procédant de la sorte, il devrait être possible d'utiliser des stagiaires
et des opérateurs peu qualifiés.
4 - la répétition par les cors du passage déjà exécuté par les cordes ne
présente aucune nécessité.
Si tous les passages redondants de ce type étaient éliminés, il serait
possible de réduire la durée du concert de deux heures à vingt minutes.
Nous pouvons conclure, Monsieur le Président, que si Schubert avait prêté
attention à ces remarques, il aurait été en mesure d'achever sa symphonie.
08:01 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)
06/04/2005
En direct d'Allemagne
Me voici pour quelques jours à Bad Waldsee, dans le sud de l'Allemagne, avec les élèves. Important de les faire sortir des quatre murs de la classe, histoire de les amener à rencontrer la langue allemande dans son milieu naturel, avec ses autochtones et tout.
Pas énormément de rapport avec le thème de ce blog littéraire et artistique, si ce n'est que pendant que les élèves sont occupés avec leurs correspondants je m'envoie du Theodor Storm. Un sacré nouvelliste du 19ème que j'ai bien l'intention de traduire un de ces jours.
Bon, là je suis sur l'ordi du collège et j'ai, en principe, pas que ca à faire, mais je compte bien vous en reparler un de ces quatre, du Theodor.
A+
10:28 Publié dans Livre | Lien permanent | Commentaires (0)
01/04/2005
Salon du Livre de Villefranche
4e Vague des livres en Beaujolais
du 31/03/2005 au 02/04/2005
Ce week end, puisque vous n'avez rien à faire, venez donc nous retrouver à la 4ème Vague des Livres en Beaujolais, salle des Echevins, à Villefranche-sur-Saône !
http://www.lavaguedeslivres.est-la.com
Les auteurs de la 4e Vague :
Gérard AMADIO, Annick AMOROS, Robert AYATS, Annie BARRAL, Azouz BEGAG, Renaud BENOIST, Anne-Chantal BERGER, Jacques-André BERTRAND, François BEIGER, Jean-Louis BELLATON Jean-Paul BEYSSAC, Pierre BONTE, Robert BOUCHET, Lionel BOURG, Philippe BROCCARD (bd), Nathalie CAMIDEBACH, Maryse et Alfred CARRAYOL, Laurent CASCARINO, Michel CATELIN, Frank CHANTELOUVE (bd), Pierre CHARRAS, Sylvie CHAUSSE, Jean COLIN, Michel COUROT, Hubert DEVILLERS, Sonia EDITH, KERZO, Robert FERRARIS, Geneviève FLEURY-ANNE, Roland FUENTES, Charles GANCEL, Manuel GOMEZ, Bernard JADOT, Marie JUGE, Marc JOSSERAND, Renaud JOUBERT, Danielle LAGET, ORMAEL, Cheick Oumar KANTE, Emilie LACROIX, Christian LACROIX, Marielle LARRIAGA, Alain LARCHIER, Michel LEBAIL, Serge LAURENT, Philippe LEMAIRE, Jean-Yves LOUDE, Jean-Jacques NUEL, Michel REDERON, Monique REINE-AVRY, Pierre SANSOT, Janine SAINT-CYR, Emma SCOTT, Association TRAIT D’ENCRE (bd), Philippe-Henry TURIN, Claude VINCENT, Joëlle VINCENT, etc.
Les maisons d'édition
CLC, CEI JACQUES ANDRE, SABLE & EAU, DU MONT, le COSMOGONE, EROKE.
Le bouquiniste : André DOUCHET.
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30/03/2005
En avant goût de "La Bresse dans les pédales"...
"Polliatis"
(nouvelle publiée le 24 décembre 2003 dans la revue en ligne remue.net , de François Bon)
Le jour où les Polliatis en ont eu assez de mourir, la courbe démographique du pays bressan a hoqueté puissamment.
A Paris, l’employé Lézard entendit remuer dans ses registres. C’était comme le froufrou d’une souris. La courbe avait crevé les épaisseurs millimétrées du cahier qui l’abritait ; elle s’étirait, cherchant une issue. Le brave homme ouvrit en grand le vieux vasistas qui poussa un grincement de joie ; il eut à peine le temps de poser le document sur le toit de l’Institut Démographique National, puis de saluer la courbe à la volée, avant qu’elle ne s’élance dans le ciel de la capitale. Il aurait contemplé longuement son ascension si le froid ne l’avait incité à refermer. Lézard s’accorda deux minutes de silence et de réflexion. Là-dessus, il s’avisa que son estomac grognait un peu fort, et se mit en oeuvre d’éteindre les lumières. De tourner la clé. De descendre l’escalier. Son pas résonna bientôt à l’extérieur de l’immeuble. Sur le toit, la courbe s’étirait à perdre haleine.
Simplement parce qu’à Polliat, tout soudain, on trouvait ça compliqué de mourir. Passer l’arme à gauche entraîne inévitablement des soucis. Il faut régler un tas de choses, prévoir son après-mort dans le détail, pour peu qu’on désire laisser un souvenir présentable. Sans parler d’embêtement très concrets. Un mort, ça ne fait pas de vieux os à la surface de la terre. Ça remue de l’intérieur, ça infuse, ça gargouille, ça sent et ça dérange les voisins.
Peut-être bien que les Polliatis avaient attrapé la flemme de mourir. Alors on proliféra. Les jeunes pousses s’ajoutèrent aux vieilles branches, et les vieilles branches aux très vieilles branches. Il y en avait des antiques, des ceps à l’écorce parcheminée qu’on n’osait plus poser devant la porte. Ils s’accrochèrent. De toute la force de leurs ongles cassants, ils agrippèrent la vie à bras le corps. L’aïeul des Poncet, dont les joues crissaient pire qu’un vieux maïs, reprenait du poil de la bête. Il s’égosillait tant et plus depuis le profond de son lit qu’on décida de le sortir au soleil, pour voir. On avait un peu peur qu’il perde sa belle voix à cause de l’air, de la lumière, du vent. Dès qu’il aperçut devant l’habitation mitoyenne l’aïeul des Châtelet, fraîchement exhibé lui aussi, il entreprit de lui chanter l’aubade. L’autre répondit ; dès lors on ne se fit plus guère de souci pour l’entretien des vieilles branches. Un peu de soleil, un brin de compagnie, et l’ambiance musicale était assurée.
Finalement ce n’était pas compliqué de rester vivant. Il suffisait d’y mettre du sien. Ne plus fumer. Ne plus boire à foie-tu-m’embêtes, ni manger n’importe comment. Respecter quelques règles élémentaires de vie communautaire : loi, code de la route, et autres bricoles. On se surprit à négliger ceux qui n’y avaient pas pensé avant, et au bout du compte on évita d’honorer leurs tombes. Les morts étaient devenus un poids. Un monument d’égoïsme. Pourquoi mourir si on peut se dispenser d’embêter les autres avec ça ?
Parce qu’on n’avait pas trouvé le moyen d’endiguer l’usure des cellules, il arrivait que l’on passe malgré tout. Alors on prit coutume de ne valider le trépas qu’au delà d’un certain âge. Il fallait attendre son heure, et qu’elle fut la plus tardive possible pour mériter l’expression consacrée : “Il a bien vécu !” Ces quatre mots seuls, prononcés par les anciens devant la communauté au complet, ouvraient au défunt l’accès à une concession particulière. Une concession d’élite, éloignée du tout venant, et qui serait fleurie de temps en temps.
L’aïeul des Poncet se gardait bien d’évoquer la concession qui, de manière quasi assurée, lui reviendrait. Parce que penser à la mort faisait mauvais genre. Du reste, c’est surtout à la tombe qu’il songeait, en amateur de literie raffinée exalté à l’idée de son prochain baldaquin. Une couche douillette installée à l’ombre d’un chêne, protégée des intempéries par une brave roche moussue. Rien de macabre à cet endroit de son esprit, toutefois il préférait tenir cela au secret, de peur qu’on ne lui déniche des pensées morbides.
Il chantait des gaillardises en compagnie du vieux Chatelet. Les gens riaient, les poulets caquetaient, et la rue, la maison, la cour retentissaient de tout cela. Un vent de gaîté soufflait. On trouvait aux grands espaces un air de sépulcre ; on apprivoisait le confiné, le réduit. La miniature acquérait le statut d’étalon. On partageait logement et nourriture, vivant au milieu des poulets. Les bêtes étaient plutôt gentilles ; elles se laissaient grignoter sans faire de manières.
La générosité s’emparait des coeurs les plus secs. Les pas de porte s’encombraient. On sortait les aïeuls à tour de rôle ; il arrivait que le vieux Poncet doive entonner l’aubade avec un Bichet, ou un Cottet. Il les aimait tous, et cela n’entamait pas sa bonne humeur, même si le duo Poncet/Chatelet rendait le mieux, rapport à leur jeunesse écoulée sur les bancs de la chorale.
Le petit fils Poncet ramenait des voisines à la maison, parfois aussi des voisins. En grappes gloussantes et pouffantes, ils venaient à pied parce que la chaussée, encombrée d’une population de piétons et de vaches grasses, ne permettait plus aux scooters de rouler. On se doutait bien que les jeunes avaient passé l’âge de jouer au Monopoly. On leur demandait seulement de prendre des précautions. Car leurs nouveaux jeux les exposaient à une maladie mortelle, donc répréhensible.
Poncet Père ne tuait plus personne sur la route. Au fond du jardin, son bolide faisait le bonheur d’une famille d’oies, qui l’avaient disputé ferme aux mulots et aux ronces. Trop occupé à domicile pour aller pointer en ville, l’Aigle de la Nationale avait démonté son bec et troqué ses larges serres contre des mains douces pleines de bonnes intentions. Sa voix rocailleuse s’était réchauffée, comme si on avait badigeonné sa gorge avec du miel. Quand les autres lui laissaient un peu de temps, et d’espace, il sautait sur sa femme pour la couvrir de baisers. La bienheureuse se pendait à son cou en lui adressant, par tradition, la désormais obsolète formule : “Dis, tu ne roules pas trop vite au moins ?”
Sur le toit de l’Institut Démographique National, la courbe du pays bressan poursuivait son ascension. Avec la venue des beaux jours, l’employé Lézard pouvait laisser le vasistas entrebâillé. Il entendait de petits soupirs au-dessus de sa tête : “Pfff... , pfff... “, la courbe s’élevait en cadence, grignotait mètre après mètre la distance qui la séparait encore de la lune. Elle avait adopté la respiration d’un coureur de fond ; elle était têtue, on sentait bien que rien n’entamerait sa détermination. Hormis l’employé, qui sûrement avait une idée, même une toute vague, de ce qui se passait, nul ne fit aucune remarque. On était trop occupé à mourir dans la capitale pour lever les yeux vers le ciel.
Polliat prenait ses aises. Des lotissements excentrés effectuaient des jonctions avec les villages voisins. Naturellement, on y perdit aussi l’habitude de mourir pour un rien. On s’étonnait d’avoir été si peu avisé. Pour glaner quelques euros, quelques minutes ou quelques microbilles au jeu de l’honneur, on avait considéré la vie comme une quantité négligeable. Il fallait qu’à présent les gens s’embrassent sur les deux joues, et demandent pardon aux bêtes avant de les passer à la casserole. Ce monde était imparfait qui ne permettait pas aux poulets de participer à la fête ; c’était une raison suffisante pour limiter la casse. A quoi bon transformer un lapin en civet, aromatiser un boeuf avec des carottes ou fricasser un coq si l’on crevait l’instant d’après, le ventre plein, réduit en bouillie dans un fossé ou l’estomac truffé de plomb ? Rester vivant était devenu obligatoire, au moins par respect pour la nourriture.
L’extrémité de la courbe avait disparu depuis longtemps dans les profondeurs du ciel parisien. L’employé Lézard, qui approchait de la retraite, ne détenait nulle idée satisfaisante pour l’occuper. Métropolitain jusqu’au bout des ongles, il n’aspirait pas à larguer Paname pour dorer ses vieux os sur les rivages de la Grande Bleue, encore moins de finir en ermite dans une cabane au fond de l’Auvergne. C’est à Paris qu’il atteindrait l’âge canonique, et ce qui s’étirait sur le toit de l’institut en poussant des soupirs de marathonien hoquetait parfois, lui semblait-il, à son intention : “Il ne tient qu’à toi que tes vieux jours soient le plus nombreux possible !” Pour la première fois depuis des lustres, Lézard envisageait de quitter la capitale. Pas longtemps. Juste ce qu’il faudrait. Le temps de comprendre.
Il était passé par la fenêtre de la salle de bains parce que la porte d’entrée se trouvait encombrée par des dos, des fesses, des bras, des hanches. A la vue de la dame émergeant d’un bain moussant, il s’était confondu en excuses, et, une main pudiquement jetée devant ses yeux, tâtonnant du côté du lavabo pour atteindre la sortie, il avait délogé Poncet Père et Poncet Mère qui avaient cru s’octroyer un royaume d’intimité à l’ombre des serviettes. Le visage en feu, il s’était jeté sur la porte, et il avait dû s’arc-bouter ferme pour l’ouvrir, jusqu’à entendre là-derrière un craquement. Dans le couloir, un enfant agitait malicieusement son doigt déjà bleui, tandis qu’une tante lui confectionnait une compresse, en tremblant un peu parce qu’elle riait beaucoup.
L’employé Lézard parvint au salon. La foule y était plus dense. On marchait sur des ventres, sur des mains, sur des cous. Leurs gloussants propriétaires s’assenaient des claques sur les cuisses, comme après une bonne blague. Un jour habituel dans la maison Poncet. Une demeure que l’employé avait choisie au hasard, et qui devait offrir le même spectacle que les demeures alentours. Il y faisait chaud. Ça sentait le graillon et la sueur. De vieux bonshommes chantaient la sérénade à des couples d’adolescents énamourés. Une vache, que l’on n’avait pas eu le coeur de mettre à la porte, se grattait l’épaule contre un vaisselier. Au milieu de ce monde en joie et en petite chemise, l’employé seul conservait ses vêtements chauds, et le silence. Nul ne le faisait remarquer. Il était là. Il avait gardé son manteau. Il ne disait rien. Bon. On lui offrit un verre. Un épi de maïs braisé. Une serviette en papier. Un deuxième verre et un bout de fauteuil. Lorsque cette agitation lui donna sommeil, on lui proposa la moitié d’un accoudoir pour qu’il dorme à son aise.
Lézard avait compris.
Des paysages terrifiants défilaient derrière la vitre du train. Sur cette route en bordure de la voie, un chauffard mourrait bientôt, entraînant avec lui un père et ses enfants. Dans le bois sombre, au loin, quelqu’un fomentait un meurtre crapuleux. En queue du convoi, une main désespérée s’apprêtait à ouvrir la portière.
Mais lui, il avait compris.
Il remettrait le paysage à l’endroit, sauverait le père et les enfants. Il fermerait la portière du train. Il embrasserait la main. Il fermerait la portière de tous les trains, des métros, des RER, des bus. Il avait compris, il rentrait chez lui et il entendait bien que même à Paris on arrête de mourir pour un rien.
Sans doute est-ce plus difficile de convaincre une capitale qu’un village de deux mille âmes. Mais il possédait la foi. Il fallait envisager les choses modestement, sans brûler les étapes. Il commencerait par sa voisine de palier. Avec elle, il recréerait Polliat dans leur cinquième étage. Un petit coin de Bresse sans maïs, sans poulets, sans vaches, mais où il ferait bon vivre en se disant que c’est pour longtemps. Et puis, tous deux se lanceraient à la conquête des autres étages. Ce serait long, difficile, pourtant on en sortirait vainqueur. Quartier après quartier, avec ses boulevards combles, avec ses avenues dégorgeant une multitude de piétons ébahis de se trouver encore là, Paris vivrait. Le temps était venu.
Parce qu’à tant mourir, on avait oublié de vivre.
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